C'est en juin 1985, alors que la Guerre Froide fait encore partie des réalités intangibles, qu'éclate la bombe. A cette date, le
Journal of the Royal United Services Institute for Defence Studies publie un article d’un certain « Viktor Suvorov » visant à démontrer une théorie passablement fantastique : l’opération
Barbarossa aurait en fait devancé de quelques semaines une invasion de l’Europe par l’Armée rouge, laquelle aurait employé, à côté d’un armement de pointe et de milliers de chars légers
B.T. amenés à foncer sur les autoroutes allemandes, des
« centaines de milliers de parachutistes » aidés, à l'occasion, de... chars volants. Staline aurait sciemment poussé Hitler à s’engager progressivement dans une guerre avec les puissances occidentales, de manière à le frapper dans le dos le moment venu.
Quoique taillée en pièces quelques mois plus tard – et dans la même revue – par l’historien Gabriel Gorodetsky, cette thèse saugrenue n’en a pas moins prospéré, en tout d’abord parmi des historiens conservateurs d’Allemagne de l’Ouest désireux de faciliter l’assimilation du stalinisme au nazisme, puis chez plusieurs chercheurs russes postérieurement à la chute du communisme (sans oublier certains historiens français). « Suvorov » lui-même publiera plusieurs ouvrages pour étayer ses « certitudes », dont un paru en français en 1992 sous le titre
Le Brise-Glace.
Derrière le pseudonyme de « Suvorov » se dissimule en fait Vladimir Rezun, ancien officier de l’Armée rouge et du
G.R.U. passé à l’Ouest en 1978, et qui connaît fort bien, à ce titre, les méthodes d’induction en erreur du grand public. Or, sa démonstration repose précisément sur des affirmations inexactes, des omissions, des citations tronquées ou extraites de leur contexte, à partir, non pas d’archives soviétiques, mais de témoignages et documents bien connus en Occident depuis plusieurs décennies.
Le Brise-Glace, notamment, est structuré en une série désordonnée d’insinuations censées conduire le lecteur à adhérer, progressivement, à l’idée d’un Staline préparant activement une offensive de grand style devant se déclencher en juillet 1941.
La thèse de Suvorov a suscité une importante controverse en Allemagne et en ex-U.R.S.S., et qui pollue encore l'historiographie russe. Certains chercheurs lui ont emboîté le pas, tels que Mikhaïl M. Meltyukov (
Upuŝennyj šans Stalina. Sovetskij Sojuz i bor’ba za Evropu 1939-1941, éd. Veče, 2000), sans parler des négationnistes, tels que Joachim Hoffmann (
La Guerre d'extermination de Staline, Akribeia - éditeur négaga - 2003). Mais elle a été réfutée par de nombreux travaux d'historiens, tels que ceux de Gabriel Gorodetsky,
Le Grand Jeu de Dupes. Staline et l'invasion allemande, Les Belles Lettres, 2000 (ou encore, en russe,
Mif « Ledokola » : Nakanune vojny, Progress-Akademija, 1995), et surtout en Allemagne et en Russie.
A ce titre, les russophones pourront consulter,
notamment,
Alexeï V. Isaev, Antisuvorov, éd. Ezmo, 2004, outre Oleg Tichkov,
Rezunistika et
22 ijunja 1941 goda i rossijskie revizionisty, 2004, ainsi que l'un des plus chevronnés des historiens militaires russes, Lev Lopukhovsky,
Ijun 1941. Zaprogrammirovannoe poraženie, également édité chez Ezmo, 2010, qui décrit l'impréparation de l'Armée rouge en 1941. Un recueil de documents pertinents a également été édité en deux volumes à Moscou en 1998,
1941 god. Dokumenty. En allemand, voir Gerd R. Ueberschär et Lev A. Bezymensky (
dir.),
Der deutsche Angriff auf die Sowjetunion 1941. Die Kontroverse um die Präventivkriegsthese, Primus Verlag, 1998, et Bianka Pietrow-Ennker (
dir.),
Präventivkrieg ? Der deutsche Angriff auf die Sowjetunion, Fischer, 2000, ainsi que Lev A. Bezymensky,
Stalin und Hitler. Das Pokerspiel der Diktatoren, Aufbau Verlag, 2002. Aux Etats-Unis, l'historien militaire David M. Glantz a établi une excellente étude sur l'Armée rouge à la veille du conflit :
Stumbling Colossus. The Red Army on the Eve of World War, University Press of Kansas, 1998.
Le lecteur français intéressé par la controverse pourra consulter, outre l'ouvrage de M. Gorodetsky référencé plus haut, Gaël Moullec, « 'L'étrange défaite' de juin 1941 »,
Communisme, n°49-50, 1997, p. 65-90, ainsi que
Françoise Thom, « Le 22 juin 1941 : le débat historiographique en Russie et les faits », Cahier n°13 du Centre d'Etudes d'Histoire de la Défense, 2000 (quoique sa thèse d'un Staline très expansionniste au nom de l'idéologie soit discutable). Voir également Nicolas Bernard, « La théorie du Brise-Glace »,
Batailles & Blindés,
Barbarossa, vol. I, hors-série n°11, oct. 2009, p. 28-33
Bref,
Le Brise-Glace constitue un bel ouvrage de science-fiction idéologique, de la part d'un auteur roublard, à défaut d'être habile, et manipulateur, à défaut être compétent.