Ce remarquable ouvrage d'Annette Wieviorka, l'un des premiers de l'historienne, fut couronné, en 1992, du prix Henry-Hertz.
Ce prix littéraire fut créé en 1986 par la Chancellerie des Universités de Paris, la Sorbonne, grâce à un legs offert par la veuve d'Henri Hertz, le prix Henri Hertz "récompense une oeuvre (historique, critique ou de fiction) propre à faire connaître et comprendre les préoccupations éthiques ou civiques du courant auquel il a appartenu". (source Wikipédia)
Plutôt que de tenter de résumer ce livre qui est le fruit d'un patient travail sur la mémoire du génocide, sur les oublis, les stéréotypes et les amalgames, laissons ce soin à l'historienne. Dans l'introduction générale, l'historienne décrit les étapes du cheminement de sa pensée et le canevas de son livre.
**** Affaire Faurisson, affaire du feuilleton américain
Holocauste, affaire Roques, affaire du carmel d'Auschwitz, procès Barbie, inculpation de Leguay, de Touvier, de Papon, de Bousquet, affaire du "détail" de Le Pen, affaire de Carpentras, ces dernières années ont été marquées par la présence obsédante du génocide des Juifs, thème devenu en France non seulement enjeu de mémoire et d'histoire, mais aussi largement enjeu de politique intérieure, donnant lieu à maintes polémiques dont nous ne sommes pas sûr qu'elles se soucient d'une pure préservation de la mémoire. Le brouhaha dont l'annihilation des Juifs est par moments l'objet, au cours de véritables crises politico-médiatiques, contraste avec le silence de l'après-guerre.
Cette sorte d'emballement date de la fin des années soixante-dix, et ces «affaires» s'accompagnent d'une floraison multiforme de « lieux de mémoire », pour reprendre l'expression de Pierre Nora: érection de monuments, multiplication des témoignages, films, émissions de télévision. C'est le stade ultime d'une histoire articulée en quatre séquences, stade précédé, à la fin des années cinquante, d'une période qui vit peu à peu émerger le souvenir du génocide des Juifs, comme en témoigne notamment l'immense succès du roman d'André Schwarz-Bart,
Le Dernier des Justes, prix Goncourt 1959. Cette période est marquée par le moment décisif que représenta en 1961 le procès d'Adolf Eichmann, ce "Nuremberg du peuple juif". Par ce procès, la spécificité de l'extermination en tant que telle était universellement affirmée. L'État d'Israël se présentait comme lieu international de mémoire, d'histoire et de justice. Le retentissement du procès et les polémiques qu'il suscita expliquent la publication ou la mise en chantier des grands travaux historiques dont nous disposons actuellement sur le sujet.
Le silence des années de guerre froide était dès lors brisé. Ces années avaient été marquées par la découverte, timide, certes, si on la compare avec ce qui allait se passer en 1974 lors de la publication de
L’Archipel du Goulag de Soljenitsyne, des camps soviétiques. Avec la parution de
J’ai choisi la liberté! de Victor Kravchenko en 1947 et le retentissant procès des
Lettres françaises en 1949, les associations nées de l'irénisme de la Libération éclatent. D'un côté, les communistes, pour qui le fascisme» n'est pas mort, mais survit dans tous les pays autres que les démocraties populaires. De l'autre, ceux pour qui le nazisme n'a pas le monopole des camps. Or, ces deux figures antithétiques ont en commun d'occulter ce qui a constitué l'absolue singularité du nazisme: l'annihilation des Juifs. Elles ignorent qu'à côté des camps de concentration existaient ce que l'historien américain Raul Hilberg appelle justement les centres de mise à mort : Chelmno, Belzec, Sobibor, Treblinka, et que la grande majorité des Juifs déportés à Auschwitz ou Majdanek ne pénétrèrent jamais, à proprement parler, dans l'univers concentrationnaire: ils avaient été gazés dès leur arrivée.
L'objet de notre recherche concerne la première phase de ce processus, période riche et complexe, qui s'ouvre alors que les combats de la Seconde Guerre mondiale ne sont pas encore terminés, et s'achève, sans que cette limite constitue un butoir chronologique intangible, en 1948, lorsque les déportés se voient dotés d'un statut, que le flot de leurs témoignages se tarit provisoirement et que la communauté juive a largement opéré sa reconstruction. Nous avons découvert un terrain vierge, un champ laissé en friche par les historiens bien que, comme toujours en histoire contemporaine, les sources aient été surabondantes: vastes fonds d'archives, presse, témoignages, archives radio. Si les travaux sur la mémoire du génocide se sont multipliés ces dernières années, ils ont laissé à l'écart ce qui reste pourtant le fondement même de l'approche historique, l'étude des origines.
Notre exploration de l'après-guerre nous a fait découvrir à quel point la perception du génocide était en France inextricablement associée à celle de la déportation vers les camps de concentration nazis. Nous aurions pu ignorer ce fait majeur et, par une opération intellectuelle, mettre artificiellement de côté tout ce qui concernait la déportation des non-Juifs pour nous consacrer uniquement au génocide dont nous aurions postulé d'emblée l'irréductible spécificité. La rigueur et l'honnêteté intellectuelles nous ont interdit cette solution de facilité, et nous avons choisi d'affronter dans sa complexité la façon dont l'ensemble de la déportation fut perçu pour tenter de repérer - et la chose ne coule pas de source - le destin spécifique des Juifs de France, fondu, caché, brouillé dans celui, plus vaste, des déportés de France. Ainsi, le titre de ce livre, déportation
et génocide, indique à la fois que l'étape qui précède la destruction des Juifs est leur déportation vers l'Est, et que la déportation ne concerna pas les seuls Juifs. Selon les chiffres actuellement les plus fiables, 63.085 personnes furent déportées de France vers les camps de concentration: résistants, otages, personnes prises dans des rafles, politiques, droits communs …59 %, soit 37.025 d'entre elles, retrouvèrent la France. Dans le même temps, au moins 75.721 Juifs de France partaient vers les centres d'extermination de l'Est. 2.500 survécurent, soit 3 %. Ainsi, si la déportation fut majoritairement juive (54 % des déportés de France), les rescapés furent dans la proportion écrasante de 95 % ceux qui avaient connu les camps de concentration «ordinaires» comme Buchenwald ou Ravensbrück où séjournèrent aussi quelques mois une partie des survivants juifs évacués d'Auschwitz en janvier 1945.
Nous avons découvert un univers dont la complexité même explique probablement les difficultés que rencontre en France la mise en place d'une mémoire collective, de la déportation comme du génocide. Ces dernières années se sont multipliées les études, davantage d'ailleurs sur la mémoire du génocide que sur la déportation, quoique les deux notions ne soient généralement pas distinguées. La grande masse des publications est le fait de sociologues, de psychanalystes, de témoins. Quel doit être dans ce domaine le travail de l'historien? La spécificité du génocide des Juifs, les souffrances subies par ceux qui furent internés dans les camps de concentration ne doivent pas lui faire perdre l'usage de ses outils propres. Avant de succomber à la légitime tentation de théoriser et de modéliser, il doit tout simplement et très modestement aller aux sources. Aux bonnes vieilles sources d'abord, c'est-à-dire aux archives aux documents d'époque qui seuls permettent d'écrire l'histoire, fût-elle celle de la mémoire. Si nos problématiques sont par définition actuelles, car toute histoire est contemporaine si nous attendons de l'étude du passé qu'il éclaire un tant soit peu notre présent, nous devons pourtant nous garder de projeter sur ce même passé les connaissances dont nous nous targuons aujourd'hui.
Les notions qui nous semblaient limpides quand nous avons abordé notre travail se sont révélées incertaines. Ainsi en est-il du substantif «déporté» sur lequel nous avons articulé la première partie de notre recherche, interrogeant un ensemble de notions qui lui sont liées: qu'est-ce qu'un déporté ? Qu'y a-t-il de radicalement nouveau dans les déportations de la Seconde Guerre mondiale? Quand a-t-on pris conscience du sort des déportés? Que signifie l'expression que l'on emploie sans y prêter attention .le retour des déportés » ? Comment les pouvoirs publics ont-ils organisé le rapatriement de ceux qui survécurent? En fondant leurs associations, les déportés ont-ils souhaité élaborer une mémoire ? Quelle vision des camps et de l'extermination des Juifs ces associations ont-elles proposée? Enfin, quel statut la classe politique entendit-elle donner à ceux qui avaient survécu aux camps nazis?
Le deuxième volet de cette étude donne la parole aux déportés eux-mêmes, et interroge leurs témoignages, puisqu'ils sont, dans l'après-guerre, les principaux porteurs de la mémoire. fi faut en finir avec l'idée facile que les déportés n'ont pas témoigné et étudier au contraire attentivement leurs abondants récits. Quelle image donnent-ils de leur vie en camps de concentration? Ont-ils le sentiment que les Juifs connurent un sort spécifique? Ces derniers ont-ils compris qu'ils étaient voués à l'annihilation pour la seule raison qu'ils étaient désignés comme Juifs? Quel usage les déportés ont-ils souhaité qu'on fît de leurs témoignages ?
Enfin, et c'est le troisième temps de notre réflexion, comment les Juifs de France qui avaient échappé à la mort ont-ils analysé ce qui s'était passé? Comment ont-ils pansé leurs blessures? Ont-ils cherché à commémorer le génocide? Leur intégration à la France a-t-elle été remise en cause? Ont-ils eu la force et le désir de faire entrer le génocide dans leur mémoire collective, et plus largement dans celle de la nation?
Notre travail prend ainsi la forme d'un triptyque. Au terme de cette recherche se dessine ce que furent les cadres
des mémoires de la déportation et du génocide, leurs origines, à partir desquelles et parfois contre lesquelles elles évolueront. Alors, comme dans le
Complexe de Portnoy où, à l'issue d'une longue méditation sur le divan de l'analyste au cours de laquelle le narrateur prétendait raconter sa vie de façon exhaustive, le romancier américain Philip Roth fait dire au "docteur" qu'ils allaient peut-être pouvoir commencer, serons-nous parvenus à jeter les bases qui permettront d'écrire l'histoire des mémoires de la déportation et du génocide.
Francis Deleu.
Table des matières
Introduction générale (ci-dessus)
PREMIÈRE PARTIE : Le sort des déportés : quelle prise de conscience ?Introduction : Qu'est-ce qu'un déporté ?
1. - Le ministère Frenay et les déportés.
2. - L'ouverture des camps et le rapatriement.
3. - Le rapatriement de la zone soviétique.
4.- Les associations d'anciens déportés.
DEUXIÈME PARTIE : Les premiers témoignages.Introduction : du témoignage.
1. - Une masse de témoignages.
2. - Diversité des situations dans les camps.
3. - La perception dusort des Juifs par les détenus des camps de concentration.
4. - Les déportés juifs et la conscience de l'extermination.
5. - La dernière étape : un film entre témoignage et fiction.
6. - Des usages du témoignage chez les auteurs des récits.
TROISIÈME PARTIE : La communauté juive face au génocide.Introduction : quelle communauté juive ?
1.- L'impact du génocide sur la communauté.
2. - Les enfants.
3. - Commémorer.
4. - Faire l'histoire.
Conclusion.