Bonjour !
La phrase de Moatti est bien équilibrée et, dans sa brièveté, rend correctement compte de la situation.
Mais il y a d'abord une hypothèque qu'il faut lever : à l'heure actuelle, à l'ombre en particulier de ce qui s'est passé pendant la deuxième guerre mondiale, on emploie profusément le terme de "raciste".
Il est utilisé sans retenue pour accuser d'antisémitisme tout opposant au sionisme, à Israël ou même à telle ou telle décision du gouvernement israélien. Lorsque ces critiques viennent d'un Juif, celui-ci est renvoyé à la "haine juive de soi" (jüdische Selbsthass) ou à un éventuel statut de "mamzer", "bâtard", comprendre "faux Juif".
Quand aux sionistes, on les traitera de racistes et nazis en comparant les camps de réfugiés palestiniens au ghetto de Varsovie et en assimilant les exactions dont sont victimes les mêmes Palestiniens (et, dans une moindre mesure, les Arabes israéliens) à un génocide. Ces accusations s'étendront de proche en proche à l'ensemble des Juifs, même n'ayant aucun rapport avec l'Etat d'Israël.
Il est inutile de dire que ce genre d'excès ne facilite pas une vue claire de la situation.
Nous nous en tiendrons donc éloignés en nous efforçant de voir quelles étaient les perspectives dans la période à laquelle se réfère Moatti, c'est-à-dire la toute fin de la guerre, avec une rétrospective sur l'avant-guerre.
Je n'ai pas l'intention de faire un cours d'histoire, ce dont je serais d'ailleurs bien incapable, mais il peut être bon de rappeler brièvement ce qu'étaient les sionismes (oui, au pluriel), les antisionismes (au pluriel, toujours) et la position des "masses juives" depuis la fin du XIX siècle, où est apparu le sionisme politique.
A cette époque, il y a, du point de vue juif, deux mondes,
D'abord l'Occident, où les Juifs sont "émancipés", parfois depuis peu, c'est-à-dire qu'ils sont considérés comme des citoyens à part entière.
C'est le moment où apparaissent les "Français israélites", au sens de Français de religion juive, comme on peut être protestant ou catholique, et la fameuse symbiose judéo-allemande.
Ce monde est différent de l'Est de l'Europe, c'est-à-dire de l'Empire russe, et aussi de la Roumanie. Là, les Juifs sont des citoyens de second rang. Regroupés, parfois de façon compacte dans de petits bourgs (les fameux "shtetl" - voir l'allemand "Stadt") ou dans des faubourgs des grandes villes, ils parlent le yiddish, raison pour laquelle on a pris l'habitude d'employer le terme "Yiddishland" pour désigner cette zone.
Bien sûr, un phénomène d'assimilation existe, qui amènera peu à peu, dans des couches qu'on appellerait bourgeoises, à une polonisation ou une russification, avec oubli du yiddish et, parfois conversion, par exemple au catholicisme.
Il faut aussi mentionner, au sud du Danube, des communautés peu nombreuses, séfarades et ayant pour langue le judéo-espagnol. A part à Salonique, berceau de la "Fédération socialiste" multi-ethnique, mais à majorité juive, ils ne constituent pas vraiment des groupes compacts.
Le sionisme dit politique est créé par Theodor Herzl à la suite de l'affaire Dreyfus comme réponse à l'antisémitisme. Le raisonnement est le suivant : si l'assimilation ne met pas fin à l'antisémitisme, la seule solution est de créer un état spécifiquement juif, où, par définition, l'antisémitisme aura disparu (restait à définir ce qu'est un Juif, ce qui conduira aux déboires actuels, avec apparition, en Israël, d'un antisémitisme chez certains bénéficiaires de la "loi du retour", ou leurs fils...).
Mais ce sionisme, appelé parfois par dérision "sionisme des Rothshild", car financé par eux, fut combattu par un sionisme socialiste originaire de l'Est.
L'idée de base de ce sionisme socialiste était identique : créer un état juif comme antidote à l'antisémitisme. Mais la coloration était différente, avec un projet différent, d'où sortiront les kibbutsim et la grande organisation syndicale "Histadrut".
Ces deux organismes excluaient les Arabes, car la volonté était de recréer une classe ouvrière spécifiquement juive. Cela eut entre autre pour conséquence de transformer, en un mouvement circulaire, le syndicat en l'une des plus grandes entreprises du pays (en fait la plus grande, après l'Etat lui-même).
Ce courant socialiste devint vite majoritaire (avec Ben Gurion, venu en Palestine dès avant la première guerre mondiale) et il garda finalement le pouvoir, d'abord dans le "yishuv" (le foyer national juif), puis dans l'Etat d'Israël jusqu'à la fin des années 70.
Du point de vue national, son objectif était, par l'immigration, de conquérir la majorité dans le pays, ce qui lui donnerait le pouvoir.
Alors est apparu, sur la droite, un courant sioniste ayant fort peu de sympathie pour le socialisme et prônant un discours et des actions plus brutaux : puisque "Erets Ysra'el" ("la terre d'Israël") est la terre des Juifs, pourquoi attendre d'avoir la majorité et supporter le fardeau des Arabes. Il est plus simple de les chasser, loin, c'est-à-dire au moins au delà de Jourdain, et plus loin encore si possible. C'est le sionisme dit "révisionniste" (rien à voir avec les négationnistes actuels), dont le leader était Vladimir (Ze'ev) Jabotinski et dont est issu l'actuel Likud.
Quel était l'écho de ces différents sionismes parmi les Juifs européens et en particulier est-européens ?
A vrai dire, ainsi que je l'ai indiqué, la masse des Juifs n'était pas séduite. On regardait les sionistes avec éventuellement la sympathie et l'indulgence qu'attirent de jeunes gens turbulents et utopistes, leur projet semblant peu réalisable. Parfois, il y avait de la méfiance : "à force de s'agiter, ils vont attirer l'attention sur nous, et ça, c'est mauvais".
Ainsi, quand l'antisémitisme paraissait insupportable, on partait, mais, si possible, ailleurs, en Europe occidentale ou, surtout, aux Etats-Unis.
Des pogroms violents, des difficultés pour s'installer aux Etats-Unis, des circonstances difficiles amenaient cependant des vagues d'immigrants en Palestine : la deuxième alya, avant la guerre de 14, à la suite des troubles antisémites en Russie, ou l'installation des Juifs venant d'Allemagne avant la deuxième guerre mondiale.
Ainsi, globalement, il y avait un "asionisme" avec des nuances diverses dans de larges secteurs de la population juive.
Mais il y avait aussi des courants franchement opposés au sionisme.
En premier lieu, les antisionistes religieux qui considéraient que c'était un blasphème de construire un état profane (ils attendaient le messie) sur la terre d'Israël. Ils existent encore, et ce sont les fameux "neturei karta" (les "gardiens de la cité") présents, par exemple, à Jérusalem, dans le quartier de "Mea shearim" (les "cent portes"). Ils sont opposés non à la présence des Juifs en Palestine, mais à la constitution d'un état juif et se veulent citoyens palestiniens.
Il convient de remarquer qu'un certain nombre de leaders religieux dits ultra-orthodoxes (le terme hébreu est plus frappant : les "haredim", les "rigides") participent au gouvernement israélien tout en étant en principe opposés à l'existence de l'état d'Israël. Je vous laisse imaginer les trésors de subtilité qui leur permettent de concilier leur condamnation de principe et leur participation contingente.
Mais le grand courant antisioniste était le courant socialiste. On peut grossièrement discerner deux tendances, qui considéraient l'une et l'autre que la division en classes de la société capitaliste est la cause de l'antisémitisme et que donc l'avènement du socialisme y mettra fin. Elles divergeaient sur la question de la constitution d'un mouvement ouvrier spécifiquement juif ou fondu dans l'ensemble du mouvement ouvrier local.
On avait donc des Juifs présents dans les partis socialistes (au sens large) de Pologne ou de Russie et des Juifs réunis au sein d'organisations spécifiquement juives, en particulier le Bund (je simplifie avec une sauvagerie mérovingienne en sabrant des détails qui ne contredisent cependant pas ce schéma général).
Pour ces antisionistes socialistes, la création d'un état juif ne constituait pas une solution au problème de l'antisémitisme et était en fait une diversion réactionnaire à la lutte de classe.
Et vous voyez que, petit à petit, on est arrivé à la question que vous posiez.
Mais ça, c'est pour le côté réactionnaire ; et le côté "presque raciste" ?
Vous avez vu que, pour un courant de droite très marquée, le comportement normal envers les Arabes était celui de la violence pure. Son nationalisme poussera même une frange de ce mouvement à envisager une alliance avec les nazis contre les Anglais.
Mais même le courant le plus important du sionisme, le courant socialiste, excluait les Arabes de ses organisations, en particulier en réservant le travail aux Juifs.
Voilà un comportement qui nous paraît au moins teinté de racisme.
Ce n'était pas perçu ainsi à l'époque dont parle Moatti.
On était dans la période du colonialisme sans grands états d'âme, et les Arabes étaient un peu les absents de la problématique.
Soit on ne se rendait pas compte de leur existence : "La Palestine est une terre sans peuple pour un peuple sans terre". Et l'on dit que Max Nordau revint bouleversé d'un voyage en Palestine parce qu'il s'était rendu compte qu'il ne s'agissait pas du désert vide de population qu'il avait imaginé.
Soit, dans une perspective plus classiquement colonialiste, on les voyait comme des sous-développés auxquels les immigrants sionistes allaient apporter les bienfaits de la civilisation.
Dans ces conditions, les révoltes arabes étaient perçues comme des bouffées de fanatisme de populations primitives manipulées par des meneurs. Du classique, donc.
En bref, les Arabes, on n'en tenait pas compte, et ce n'est pas dans ce sens qu'il faut comprendre l'accusation dont parle Moatti.
En fait, le seul racisme qui était présent dans les préoccupation des Juifs était le racisme antisémite, pour des raisons évidentes.
Ainsi, les antisionistes considéraient que les sionistes donnaient en quelque sorte raison aux antisémites : finalement les uns et les autres étaient d'accord pour que les Juifs quittent le pays.
Qui plus est, les sionistes puisaient dans l'arsenal des représentations antisémites. Un exemple suffira, tiré précisément de "La loi du retour" :
Jacques Derogy évoque (page 13) le "miracle" du sionisme : "des enfants sains, à l'échine roide, avaient remplacé en l'espace d'une génération les pâles petites ombres des ruelles polonaises".
Exercice : étudier l'emploi contrastif des adjectifs dans cette phrase : sains, roides /pâles, petites et les images qu'ils font naître.
L'inconvénient étant évidemment que, comme toute caricature idéologique, cette description ne correspond pas à la majorité des populations juives de l'avant-guerre et, surtout, qu'elle recoupe des images antisémites.
J'avais aussi fait allusion à un article de Joseph Kessel qui manipulait les mêmes idées, en louant même la perte d'intelligence chez les jeunes "sabras" (Juifs nés en Palestine), écho gênant aux variations sur l'intellectualisme dissolvant abondamment aux Juifs prêté par les antisémites.
Ainsi, les deux éléments de "réactionnaire" et "presque raciste" se comprennent.
De même que se comprend le changement provoqué par la guerre, mais j'en ai déjà dit deux mots dans un message précédent.
Bien sûr, ma réponse à été un peu longue.
Bien sûr, ma réponse a aussi été un peu courte.
Mais j'espère avoir au moins un peu répondu, et de façon point trop obscure.
Cordialement
Srdjan |