1942-1944 - Le Chambon-sur-Lignon, un village nommé « Juste parmi les Nations. - Cinquante idées reçues sur la Shoah - Tome I - forum "Livres de guerre"
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Cinquante idées reçues sur la Shoah - Tome I / Marc-André Charguéraud

 

1942-1944 - Le Chambon-sur-Lignon, un village nommé « Juste parmi les Nations. de F.Deleu le mercredi 03 mai 2023 à 21h40

Bonsoir,

Marc-André Charguéraud nous confie ce mois un article/témoignage exceptionnel concernant le sauvetage des enfants juifs du village de Le Chambon sur Lignon. Comme nous pourrons le lire, il en fut pour une bonne partie le témoin et un participant.
Par souci de probité que nous lui connaissons, il précise «Pourquoi faire de cette belle page du protestantisme un mythe en multipliant par dix le nombre de sauvetages ?
1942-1944 - Le Chambon-sur-Lignon, un village nommé « Juste parmi les Nations. »

Août 1942, ils viennent de garer leurs juvaquatres Renault grises sous ma fenêtre.[1] Bruit de portières, chaussures ferrées sur le macadam, conciliabules feutrés. Inutile de regarder, je sais qu’une dizaine de gendarmes viennent d’arriver de Tence. [2] Ils prennent leur temps, buvant dans un quart en fer blanc un ersatz de café arrosé sortant d’un thermos. Il me reste à passer une chemise et un short et à me précipiter en passant par derrière chez le boulanger protestant pour lui signaler leur arrivée. A lui de donner le signal d’alarme à ceux qui hébergent des réfugiés recherchés par la police pour qu’ils s’égaillent dans la nature.

Au printemps 1942, l’adolescent que je suis n’a pas encore réalisé que parmi les personnes réfugiées au Chambon une partie sont des Juifs que la police recherche. Un historien estime qu’un quart des élèves du Collège Cévenol étaient juifs. [3] Miss Maber, notre professeur d’anglais au Collège, dirigeait avec Madame Carillat la pension d’enfants des Sorbiers où mon frère Daniel et moi avons passé deux ans. Elle explique en 1992 : « Encore aujourd’hui, je ne sais pas, parmi mes élèves, quels étaient les protestants, les catholiques, les non-croyants ou de religion juive ». [4]

Peu importe leur religion, c’est au secours de réfugiés recherchés par le régime de Vichy que nous agissions. Un régime que les jeunes du collège n’aiment pas. Mon père, dans son journal en date du 15 septembre 1941, donne le ton : « Les enfants du Chambon, qui ont enterré un mannequin représentant Laval, sont dénoncés par Bayon, le pâtissier légionnaire catholique. Les gendarmes font une enquête et procèdent à des arrestations ». [5]

Les habitants du Chambon-sur-Lignon, sous la conduite de leurs deux pasteurs, André Trocmé et Edouard Theis ont ouvert leurs portes aux réfugiés. [6] Dès 1939, ils accueillent 72 Espagnols, des républicains qui fuient le régime de Franco. En 1940 et 1941, aucun article dans la presse religieuse locale, aucune prédication dénonçant les persécutions des Juifs ou les « statuts des Juifs » d’octobre 1940 et de juin 1941 qui les excluent de la nation. [7] Ce long silence n’a pas reçu d’explications.

Il faut attendre le 10 août 1942 pour une première manifestation publique de soutien aux Juifs. A l’occasion de la visite de Georges Lamirand, le secrétaire général à la jeunesse, certains jeunes du collège dont je suis prennent position : « Si nos camarades, dont la seule faute est d’être nés dans une autre religion (juive), recevaient l’ordre de se laisser déporter ou même recenser, ils désobéiraient aux ordres reçus et nous nous efforcerions de les cacher de notre mieux ». [8]

Enfin, un mois après les arrestations du Vel D’Hiv, le 16 août 1942, en termes généraux, André Trocmé dénonce le scandale des Israélites étrangers qui sont traqués : « C’est une humiliation pour l’Europe que de pareils faits puissent encore s’y produire, et que nous Français, nous ne puissions réagir contre des procédés barbares (…) L’Eglise chrétienne doit se mettre à genoux et demander pardon à Dieu de son incapacité et de sa lâcheté actuelle (…) Je vous dis cela parce que je ne pouvais plus me taire ». [9]

Dans un sermon du même jour, le Pasteur André Bettex est plus direct : « La conscience ne peut que se révolter à l’égard des mesures prises contre les Juifs. Notre devoir est de les secourir, de les cacher, de les sauver par tous les moyens possibles. Je vous engage à le faire ». [10]

Ces encouragements vont contribuer au sauvetage de 42 Juifs étrangers qui vivent dans les centres du Coteau Fleuri et de la Maison des Roches. [11] En mars 1941, Madeleine Barot, directrice de la CIMADE, a obtenu de Vichy le droit d’ouvrir des maisons où seraient accueillis, sous surveillance de la police, des étrangers internés à Gurs, à Rivesaltes ou aux Milles. [12] Les gendarmes, qui vont à plusieurs reprises du 24 août au 12 septembre organiser des rafles, possèdent donc une première liste de Juifs, par lieu de résidence et par nationalité. [13]

Le dispositif mis en place pour alerter de l’arrivée des gendarmes est efficace. Les opérations de ratissage sont infructueuses. Le Commissaire de police de Tence n’est pas dupe. D’autant plus qu’à la fin août, lorsque ses services demandent à Trocmé la liste à jour des personnes juives de la commune, ce dernier répond : « J’ignore les noms de ces gens et, même si je possédais la liste demandée, je ne la fournirais pas ; ils sont venus chercher asile et protection auprès des protestants de la région, je suis leur pasteur, c'est-à-dire leur berger, ce n’est pas le rôle du berger de dénoncer les brebis confiées à sa garde ». [14]

Le commissaire peut alors écrire le 2 septembre à sa hiérarchie : « Il n’est pas douteux que les pasteurs protestants de Tence et du Chambon peuvent être considérés comme les instigateurs responsables de la disparition des Israélites qui devraient être ramassés ». [15] Un satisfecit décerné aux deux ecclésiastiques.

Ces 42 Juifs qui échappèrent à l’arrestation furent-ils le prélude au sauvetage de nombreux autres au Chambon-sur-Lignon ? Oui pour quelques centaines, mais certainement pas 2 500 ou 5 000 comme la plupart des sites internet s’en font l’écho. [16] Des chiffres déraisonnables qui ne correspondent pas à la réalité.

Fin août 1942, sur les 80 personnes vivant au Coteau fleuri, 26 sont juives. [17] En 1943, sur les 300 collégiens, et les 200 pensionnaires des homes du Secours suisse, de loin la population d’enfants et d’adolescents la plus importante au Chambon, pas plus d’une centaine sont juifs. [18] Dans son autobiographie, André Trocmé estime que 60 Juifs ont frappé à la porte de son presbytère. [19] C’est remarquable, mais l’on revient à des ordres de grandeur plus réalistes.

Pour arriver ou partir du Chambon, le seul moyen de transport disponible était le chemin de fer. On change de train à Saint Etienne et à Dunière, autant de gares qui sont des souricières policières pour les fuyards. De la fin 1942 au début 1944, deux hommes, Pierrot Galand et Pierre Piton, accompagnent successivement des groupes de trois Juifs du Chambon vers la Suisse. Tous les deux sont repérés par la police et ils doivent cesser leur activité. [20] Vers le Chambon, c’est Madeleine Dreyfus, de l’Oeuvre de secours aux Enfants, qui pendant un an, de fin 1942 à fin 1943, convoie des enfants avant d’être arrêtée et déportée. [21] Evoquer le chiffre de milliers de Juifs qui auraient pris le train pour se réfugier ou partir du Chambon pendant les deux années qui séparent le début des arrestations de la Libération manque de rigueur.

Jamais un millier de Juifs n’a vécu au Chambon à un moment donné. Un exemple, le 24 février 1943, le préfet Bach déclenche une nouvelle rafle surprise. Il ne trouve chez eux qu’une dizaine de Juifs dont la moitié sera internée à Gurs. [22] Il est inimaginable que, prévenues à temps de la rafle, des centaines de personnes aient pu partir se cacher dans les forêts enneigées et froides de l’hiver. Alors, si elles étaient présentes au Chambon, comment ont-elles pu quasi toutes échapper à la police ?

Certes, quelques dizaines de Juifs ont été accueillies pour un certain temps dans des fermes de la région, mais pas des centaines. Il faut avoir visité ces pauvres fermes, la plupart avec une pièce à vivre et une pour dormir. Dans la plupart des cas, les réfugiés ne peuvent passer que quelques jours dans un grenier à foin, gelant l’hiver et étouffant l’été.

Qu’un bourg de moins de 3 000 habitants sauve des centaines voir un millier de personnes dans ces temps troublés, c’est un acte de courage, d’humanité et de compassion exceptionnel. [23] Les deux pasteurs qui ont initié et lancé ces sauvetages doivent être honorés. D’août 1943 à juin 1944, ils ont quitté le Chambon, craignant d’être arrêtés par les Allemands. Leurs épouses Magda et Mildred, une américaine, ainsi que Mireille Philip, dont le mari était à Londres, ont poursuivi malgré les risques d’arrestations leur tâche. Un exemple de femmes courageuses et persévérantes qu’il convient d’applaudir. [24] Mais pourquoi faire de cette belle page du protestantisme un mythe surréaliste, en multipliant le nombre de sauvetages ?

Copyright Marc-André Charguéraud. Genève 2023

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[1] L’auteur révise son bac pour la session de septembre dans un studio au-dessus d’une rangée de box, près de la gare du Chambon.
[2] Il n’y avait pas de gendarmerie au Chambon.
[3] BOULET in ENCREVE et POUJOL éd.1994, p. 352.
[4] BOLLE, éd.1992, p. 575. Miss Maber a enseigné l’anglais au Collège pendant toute la durée de la guerre.
[5] Laval est Premier ministre. Légion des anciens combattants, un rassemblement qui soutient activement le régime de Vichy. Les arrestations ne seront pas maintenues.
[6] En 1936, le Chambon compte 2700 habitants dont 90% de protestants
[7] BOULET. in BOLLE, p. 403.
[8] IBID, p. 419.
[9] BOULET in BOLLE éd., p. 369.
[10] BOLLE, p. 333. André Bettex est pasteur de l’église évangélique libre du Riou, commune du Mazet-St-Voy. Proche du Chambon.
[11] POUJOL in BOLLE éd. p. 639.
[12] MERLE D’AUBIGNE et MOUCHON éd. 1968, p. 33. La CIMADE est une organisation protestante de secours aux réfugiés.
[13] FABREGUET in BOLLE éd. p. 146.
[14] MENUT, p. 395.
[15] BOULET in BOLLE éd. p. 370.
[16] Internet cite des historiens, des témoins, des films, des musées.
[17] BOULET in BOLLE éd, p. 296.
[18] ROSOWSKI in BOLLE éd. p. 244.
[19] MENUT, p. 398.
[20] PITTON in BOLLE éd. p. 262, ss.
[21] DREYFUS in BOLLE éd. p. 216, ss.
[22] FABREGUET, p. 148.
[23] ROSENBERG, p. 61.
[24] Quand la Gestapo ne trouvait pas une personne recherchée, elle arrêtait femme et enfants.

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