Bonsoir
Dans l’article de ce mois Marc-André Charguéraud s’attarde sur la perception qu’avait les témoins de l’époque sur l’extermination des Juifs par les nazis. Marc-André Charguéraud précise «
Il faut le répéter sans cesse, les réactions des témoins de l’époque dépendaient de ce qu’ils savaient et de ce qu’ils comprenaient et non de ce que nous avons appris depuis.
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1941-1945 : Comment croire à l’inimaginable ?
A l’inconscient qui se refuse à admettre l’horreur absolue, s’ajoutait pour certains un doute raisonné.[1] « Ce que les nazis infligeaient aux Juifs était tout simplement illogique, sans précédent et simplement inconcevable. »[2]
Il faut toujours tenir compte de cet état d’esprit des acteurs de l’époque avant de les juger.
Une politique illogique : à l’automne 1942, au moment où Hitler poursuivait des combats décisifs, comment penser qu’il donnait, en personne, l’ordre de renvoyer tous les Juifs des usines d’armement du Reich pour être déportés vers les usines de la mort. [3] Il s’agissait de centaines de milliers de travailleurs qualifiés dont l’Allemagne avait le plus grand besoin.
« La force de Hitler, c’est qu’il fit ce qui était inimaginable. (...) Un nombre considérable de personnes en Allemagne, dans les pays occupés, dans les Etats alliés et neutres savaient et étaient informées des meurtres en masse. Mais l’information fut sans conséquence, car elle semblait tellement improbable. Toute personne qui l’entendait pour la première fois se demandait si ce n’était pas un autre thème typique, largement exagéré, de la propagande de temps de guerre », écrira Visser’t Hooft. [4] Qu’il était aisé de tromper les gens ! Il suffisait de se rappeler que pendant la Première Guerre mondiale, les histoires les plus noires avaient été diffusées sur des atrocités commises en Belgique, qui plus tard s’avérèrent être des mystifications. Et pourtant, tout le monde se rappelait avec quel air de vérité ces histoires avaient été rapportées en 1917, photographies à l’appui. [5]
Les nazis étaient parfaitement lucides. Certes, ils faisaient le maximum pour que l’extermination des Juifs soit aussi discrète et silencieuse que possible. Mais si malgré tout l’information filtrait, ils pensaient qu’elle n’aurait qu’un impact limité. Cynique, le commissaire du Reich Alfred Rosenberg, ministre des territoires occupés, disait : « Imaginez seulement que ces faits viennent à la connaissance de l’adversaire et soient exploités par lui. Cette propagande n’aurait probablement aucun effet, simplement parce que les gens qui l’entendraient ou la liraient ne voudraient pas y croire ». [6]
L’évêque luthérien allemand Hanns Lilje, qui fut un opposant à Hitler, ne disait pas autre chose : « Quand parfois nous entendions des histoires de ce genre (...), elles semblaient tellement incroyables que même les ennemis allemands les plus implacables des nazis ne pouvaient y croire ». [7] Saly Braunschweig se montra plus nuancé lors d’une réunion en 1942 de la Fédération suisse des communautés israélites : « On ne manque pas de rumeurs qui sont si effroyables qu’on ne peut leur accorder foi. Mais nous aurons bientôt l’habitude de devoir constater la réalité de l’impossible lui-même, si bien que nous ne pouvons plus traiter d’impossible même le summum de l’horrible ». [8]
Quant à l’historien Yehuda Bauer, il constate : « Les Juifs eux-mêmes ne comprirent pas vraiment le sens de l’Holocauste et du massacre en masse, même si, à partir de 1942, ils savaient. La dimension immense de l’Holocauste est même incompréhensible pour nous aujourd’hui, elle l’était encore plus pour les Juifs de l’époque. Ils écrivaient, ils en parlaient comme s’ils la comprenaient, mais sa signification réelle leur échappait ». [9] Des massacres massifs et systématiques avaient lieu certainement, les témoignages ne laissaient plus de doute, mais un plan pour la destruction totale des Juifs d’Europe ne pouvait que dépasser l’entendement. Le mot même d’Holocauste, un mot qui a pris un caractère sacré, et signifie universellement le calvaire des Juifs aux mains des nazis, n’a été employé qu’au début des années 60.
Deux témoignages de contemporains pourtant bien informés montrent bien cette incapacité à saisir l’ampleur et le caractère absolu de ce qui arrivait. Selig Brodetsky, président du Board of Deputies of British Jews, écrivit en 1954 : « Nous n’avons pas réalisé l’étendue terrible de l’anéantissement des populations juives d’Europe, qui fut conduit de façon systématique et de sang-froid par les nazis, jusqu'à ce que tout fut mis en lumière pendant le procès des criminels de guerre à Nuremberg et que nous découvrions que plus de six millions de Juifs avaient été assassinés ou affamés à mort délibérément par les nazis sous la direction de Himmler ». [10] William J. Casey, lieutenant de l’Office of Strategic Services (OSS) stationné à Londres, observa dans ses mémoires : « Je ne comprendrai jamais, comment, avec tout ce que nous savions sur l’Allemagne et sur sa machine de guerre, nous ayons eu si peu d’informations sur les camps de concentration et l’ampleur de l’Holocauste. Nous savions d’une façon générale que les Juifs étaient persécutés, qu’ils étaient arrêtés dans les pays occupés et déportés en Allemagne, qu’ils étaient enfermés dans des camps et que des brutalités et des meurtres y prenaient place. Mais peu sinon aucun d’entre nous ne s’est rendu compte de l’ampleur de ce qui arrivait ». [11]
Fallait-il que les contemporains saisissent toute l’étendue catastrophique des exterminations et sa nature de génocide pour se rendre compte qu’ils faisaient face à un cataclysme ? Probablement pas. Le flot de plus en plus important et de plus en plus précis des informations et des témoignages qui arriva en ce début d’année 1943 leva bien des interrogations. Les manifestations de masse et les conférences qui furent organisées prouvèrent sans la moindre hésitation la prise de conscience des autorités et du public. Chacun réagit à sa manière. « Certains décidèrent d’agir, (...) d’autres préférèrent prolonger la période de pénombre, et certains qui savaient gardèrent l’information pour eux. » [12]
Copyright Marc-André Charguéraud. Genève 2023
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[1] Voir l’article précédent.
[2] KLEIN dans Dimensions. A Journal of Holocaust Studies, Vol. 8 No 2, p. 4.
[3] HILBERG 1988, p. 379. Témoignage d’Albert Speer au procès des grands criminels. Des usines où les chances de survie ne dépassaient pas un ou deux mois.
[4] YAHIL p. 545 citant les mémoires de Visser’t Hooft.
[5] ROSS, p. 236.
[6] VARAUT, p. 220.
[7] HARRIS, p. 315.
[8] LASSERRE, p. 165.
[9] BAUER 1989, p. 215.
[10] BOLCHOVER, p. 13, citant les mémoires de Brodetsky.
[11] CASEY, p. 218. Cité par HILBERG, 1992, p. 254.
[12] LAQUEUR, p. 125.