1941-1945 - Le refus inconscient des Juifs d’admettre l’horreur absolue - Cinquante idées reçues sur la Shoah - Tome I - forum "Livres de guerre"
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Cinquante idées reçues sur la Shoah - Tome I / Marc-André Charguéraud

 

1941-1945 - Le refus inconscient des Juifs d’admettre l’horreur absolue de F.Deleu le jeudi 03 février 2022 à 20h48

Bonsoir,

Dans l’article que nous confie Marc-André Charguéraud celui-ci analyse les raisons de l’incapacité de nombreux Juifs a appréhender l’incommensurable tragédie que fut l’extermination des Juifs par les nazis.

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1941-1945 - Le refus inconscient des Juifs d’admettre l’horreur absolue.

Face à la catastrophe, la passivité de nombre de Juifs occidentaux peut-elle s’expliquer par le blocage intellectuel qui les paralysa ?


Il s’agit d’une forme de refus inconscient d’admettre l’horreur absolue, processus nécessaire pour protéger son équilibre mental, défendre son intégrité, en un mot, éviter de sombrer. Quelques exemples de l’époque et quelques commentaires d’historiens sont nécessaires pour tenter d’expliquer un état d’esprit difficile à saisir, mais si important pour comprendre la psychologie de ceux qui vécurent ces années atroces.
Alors que Jan Karsky, le courrier du gouvernement polonais, avait rapporté en détail ce dont il avait été témoin à Varsovie et au camp d’extermination de Belzec au juge de la Cour suprême américaine, David Fankfurter, celui-ci lui dit : « Je ne peux pas vous croire ». Comme Karski protestait, Frankfurter répondit qu’il ne mettait pas en doute que Karski disait la vérité, mais simplement qu’il ne pouvait pas le croire. Voilà la différence. [1]

Pour Raymond Aron, porte-parole de la France Libre à Londres, les camps de concentration étaient cruels, dirigés par des gardes-chiourmes recrutés non parmi les politiques mais parmi les criminels de droit commun ; la mortalité y était forte, mais les chambres à gaz, l’assassinat industriel d’êtres humains, « non, je l’avoue, je ne les ai pas imaginés et, parce que je ne pouvais pas les imaginer, je ne les ai pas sus ».[2] Refus d’une vérité qui dépasse l’entendement.

La perception de l’hécatombe juive en Europe était affectée par ce que l’historien Walter Laqueur a appelé « le refus de la réalité, le rejet psychologique d’une information qui, pour une raison quelconque, est inacceptable ».[3] « Penser en termes de millions, c’était pour beaucoup de gens une façon d’échapper à la réalité du meurtre d’un nombre infini d’individus. Un moyen de conserver son équilibre mental au milieu d’un désastre impensable. »[4] Les gens ne réagissent qu’à des menaces de taille humaine. « Ce ne sont pas les tragédies immenses qui touchent le fond des émotions ; c’est plutôt la détresse d’un seul être humain (...) Six millions de Juifs sont mis à mort, mais c’est Anne Frank, tremblante dans sa mansarde, qui reste marquée dans notre mémoire. »[5]

Un grand nombre de dirigeants juifs étaient au courant de la catastrophe, mais ils avaient oblitéré l’information de leur mémoire pour ne pas avoir à l’affronter. Ils étaient trop conscients qu’ils ne pouvaient pas faire grand-chose, et vivre dans la connaissance de l’horreur leur aurait fait trop mal. La monstruosité et l’ampleur d’un drame qu’ils ne pouvaient arrêter les avaient amenés consciemment ou pas à l’isoler de leur mémoire quotidienne.
Arthur Koestler a tenté d’expliquer ce phénomène. Les gens peuvent être convaincus pendant un moment de la réalité d’un tel crime, mais alors « leur système d’autodéfense mentale commence à opérer » et en une semaine « l’incrédulité est revenue comme un réflexe temporairement affaibli par un choc ».[6]

C’est ce qu’exprimait crûment un article du Jewish Chronicle de Londres du 3 juillet 1942 : « Un esprit moyen ne peut tout simplement pas comprendre la réalité de révélations aussi écoeurantes, et que des hommes, même les plus pervers et les plus bestiaux, puissent être trouvés pour perpétrer avec sadisme des crimes aussi ignobles ».[7]
Avant sa déportation, Manfred Fackenheim notait en mai 1943 qu’il était clair que l’information ne manquait pas, mais les gens ne pouvaient ou ne voulaient pas y croire, « ils en savaient suffisamment pour savoir qu’il valait mieux ne pas savoir ».[8] L’historien Hans Mommsen ajoutait : « Nous devrions nous demander non pas qui savait, mais qui était prêt à croire ».[9]

Le pasteur Visser’t Hooft résumait bien l’incertitude et l’angoisse qui régnaient encore quant au sort des Juifs en 1943, alors que leur extermination était bien avancée : « L’information était sans effet (...) parce qu’intellectuellement trop improbable. (...) Les gens ne pouvaient trouver la place dans leur conscience pour une horreur aussi inimaginable et ils n’avaient pas l’imagination, ni le courage pour y faire face. Il est possible de vivre dans le crépuscule entre ce que l’on sait et ce que l’on ignore. Il est possible de se refuser à réaliser pleinement les faits, parce que l’on se sent incapable de faire face aux implications de ces faits ».[10]
Néanmoins la question se pose de savoir si ce « blocage intellectuel » n’a pas servi parfois comme justification pour ne rien entreprendre.

Copyright Marc-André Charguéraud. Genève. 2021. Reproduction autorisée sous réserve de mention de la source
________________________________________

[1] BERENBAUM, p. 250.
[2] ARON, p. 176.
[3] MARRUS, 1990, p. 167.
[4] BAUER 1978, p. 25.
[5] FINGER, p. 43.
[6] WYMAN 1987, p. 415.
[7] BOLCHOVER, p. 14.
[8] BANKIER, p. 114.
[9] IBID, p. 115.
[10] VISSER’T HOOFT, p. 166, CHELINIi, p. 276.

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