Bonsoir,
L’article que Marc-André Charguéraud nous propose ce mois-ci aborde un sujet souvent ignoré ; le calvaire des survivants des camps de concentration trop longtemps abandonnés à leur sort après la libération.
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Mai-septembre 1945 - Les survivants dénoncent leur abandon.
Trois mois ne semblent pas longs dans une existence normale, mais c’est interminable pour le malade, l’affamé, le mourant qui attendent de secours depuis des mois, des années.
Tout a été écrit sur les conditions épouvantables qui sévissent dans les camps de concentration libérés par les Alliés occidentaux.[1] Un chiffre terrible donne la dimension de l’horreur. Dans le seul camp de Bergen-Belsen, au cours des semaines qui ont suivi la Libération, plus de 14 000 personnes sont mortes de maladies ou tout simplement d’épuisement extrême.[2] Certains détenus sont dans un état physique tel qu’il est impossible de les sauver.[3] On ne peut que leur apporter quelque réconfort pendant leurs derniers jours. Mais combien d’autres auraient pu retrouver la santé si des secours adaptés étaient arrivés en temps voulu ? Des milliers certainement. Le temps passe et la situation ne s’améliore que bien trop lentement.
Le 12 mai 1945, l’aumônier militaire juif Robert Marcus envoie un rapport sur Bergen-Belsen au Congrès juif mondial : « Bien que ces gens aient été libérés par les Britanniques le 15 avril, le 9 mai ils vivent toujours dans des conditions sanitaires inimaginables…Il y a un manque épouvantable de nourriture, de médicaments et pas de personnel...Il y a une immense déception psychologique et un sentiment d’impuissance pour le futur après la joie de courte durée qui a suivi la Libération. »[4] Le docteur Zalman Grinberg, un survivant qui dès la Libération dirigea un hôpital à St. Ottilien, s’exclame le 27 mai 1945 devant une assemblée de survivants juifs : « Nous sommes libres mais nous ne savons ni comment ni avec quoi commencer nos vies de liberté et pourtant malheureuses. Il nous semble qu’actuellement le monde ne comprend pas ce que nous avons vécu et connu pendant cette période. Et il nous semble que nous ne serons pas non plus compris dans le futur. Nous avons désappris à rire ; nous ne pouvons plus pleurer ; nous ne comprenons pas notre liberté : probablement parce que nous sommes toujours parmi nos camarades morts. »[5]
A la mi juin 1945, Abraham Klausner, un aumônier juif qui est très actif en Allemagne, écrit aux Etats-Unis. Les semaines passent mais la situation reste critique. « Il y a six semaines ils étaient libérés (les survivants). Ils furent envoyés dans toute une série de camps et restèrent habillés dans ce costume infamant.[6] Ils sont logés dans des habitations impropres à une occupation humaine et ils sont nourris dans de nombreux cas avec moins que ce qu’ils recevaient dans les camps de concentration. Et je n’utilise pas ces mots de façon imprudente. » Il continue : « A quoi servent toutes mes plaintes ? Je ne peux arrêter leurs larmes. L’Amérique était leur espoir et tout ce que l’Amérique leur a donné, c’est un nouveau camp avec des gardes en kaki. La liberté, bon dieu non ! Ils sont derrière des murs sans espoir. Juifs d’Amérique, ne pouvez-vous pas élever le ton ? Leaders de notre peuple, criez pour demander une nouvelle aurore pour ceux qui ont haï le crépuscule chaque jour ? Il en reste si peu. » [7]
Earl G Harrison a été envoyé en juillet 1945 par le président Harry Truman pour examiner la situation sur place. Dans son rapport il confirme les constatations faites par les aumôniers. Trois mois après la victoire, Harrison recense de nombreux cas de sous-alimentation sévère. Les survivants vivent souvent derrière des barbelés dans d’anciens camps de concentration surpeuplés, souvent sans sanitaires acceptables, dans des conditions généralement sinistres. Ils sont nombreux habillés avec leurs hardes des camps de concentration ou même d’anciens uniformes de SS allemands.[8] Et Harrison conclut avec exagération certes, mais son appréciation de la situation correspond à ce que pense plus d’un survivant : « Telle que la situation se présente, il semble que nous traitions les Juifs comme les nazis les traitaient, sauf que nous ne les exterminons pas. »[9] Ailleurs dans son rapport Harrison reprend le même thème avec plus de retenue : de nombreux Juifs ont le sentiment d’être abandonnés par leurs libérateurs « bien qu’ils sachent qu’ils n’ont plus à redouter les chambres à gaz, les tortures et d’autres formes de mort violente, ils ne constatent que peu de changements. »[10] Grinberg résume le désenchantement avec sobriété dans le choix de ses mots.[11] « Les gens ont perdu l’espoir…. Nous pensions que nous allions recevoir des Américains au moins le minimum pour vivre, mais il semble que notre destin soit d’en être privé, exactement comme ce fut le cas avant et pendant la guerre. » [12]
Fin septembre 1945, désabusé, Grinberg devient plus offensif. Il écrit au Congrès juif mondial à New York : « Le détenu moyen… est dans un état d’abattement insondable car survolant un très triste présent, il est confronté à la question sans réponse de son futur. Un passé cruel et affreux, un présent dur et amer, des lendemains incertains donnent à notre peuple l’impression d’être des êtres détruits qui tombent de plus en plus dans un désespoir sans fin. » Il résume la situation en une phrase terrible : « Il vaut mieux être un Allemand vaincu qu’un Juif libéré. » [13]
Les Alliés n’ont pas su faire face aux problèmes que leur pose dans les camps de concentration une population dans une situation matérielle et psychologique désespérée. On peut dans une large mesure parler d’« abandon. » C’est un terme qui a souvent été utilisé pour reprocher aux Américains et aux Anglais leur inertie et leur manque d’initiative pendant les années de la Shoah. Mais les Alliés sont maintenant sur place, le Reich est battu, et les survivants demandent une reconnaissance de leurs souffrances et un soutien matériel et moral sans faille qui ne leur est pas donné. Trois mois ne semblent pas longs dans une existence normale, mais c’est interminable pour le malade, l’affamé, le mourant qui attendent depuis des mois, des années. Trois mois pendant lesquels ce sont les armées occidentales d’occupation qui ont seules assumé l’entière responsabilité de la gestion des camps de concentration libérés en Allemagne et en Autriche.
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[1] MARRUS 1985, op. cit. p. 309 cite Lederer 1953, p. 197. Donne ici comme exemple Theresienstadt, un camp pourtant modèle. « Même jeunes les prisonniers avaient l’air de vieillards. Ils étaient trop faibles pour marcher ou simplement bouger, étaient couverts de poux, d’ulcères et de plaies purulentes ... ils portaient de maigres hardes récupérées sur les cadavres encore entassés dans des wagons. Beaucoup avaient le regard embrumé par l’énormité de leurs souffrances qui avaient dépassé les limites de l’endurance. Ils étaient pathétiques, indifférents à leur destin. D’autres avaient les yeux brillants de fièvre, ils se jetaient avidement sur la moindre miette de nourriture etc. le corps pris de tremblements, ils racontaient leur faim insatiable, leur lutte désespérée pour survivre et l’agonie de la mort de tant de leurs compagnons de misère. »
[2] BAUER 1982, op. cit. p. 329.
[3] GILBERT 1987, op. cit. p. 800. « S’ils pesaient moins de trente kilos, ils n’étaient plus en contact avec la vie. Il ne leur restait plus de forces, ni la volonté de survivre, plus de résistance. »
[4] GROBMAN, op. cit. p. 67.
[5] HILLIARD, op.cit. p. 22. Grinberg est un survivant du ghetto de Kovno, des marches de la mort et du camp de Dachau. Martin 1987, p. 810.
[6] Pyjamas rayés imposés par les Allemands à leurs prisonniers. Ces camps sont des centres de regroupement avant rapatriement.
[7] GROBMAN, op. cit. p. 65 et 66. Lettre à Philip Bernstein executive director du Committee on Army Religious Activity (trois associations de rabbins).
[8] PROUDFOOT, op. cit. 326.
[9] HYMAN, op. cit. p. 53.
[10] OUZAN Françoise,
Ces Juifs dont l’Amérique de voulait pas, 1945-1950, Editions Complexes, Paris, 1995. p. 25.
[11] GROBMAN, op. cit. p. 58. Grinberg, un survivant du camp de Schwabenhausen, près de Dachau.
[12] HILLIARD, op. cit. p. 104.
[13] GROBMAN, op. cit. p. 84.