Bonsoir,
Marc-André Charguéraud nous confie un article qui montre tous les obstacles sur lesquels butta le Comité International de la Croix-Rouge en charge du ravitaillement des Juifs internés durant la Seconde Guerre mondiale.
**************************************
Alliés et Allemands rendent impossible le ravitaillement des Juifs internés.- 1940-1945.
On demande au CICR d’intervenir dans les camps, mais on lui refuse les moyens qu’il réclame.
Les organisations juives américaines ont à plusieurs reprises demandé au Comité International de la Croix-Rouge (CICR) d’envoyer aux détenus juifs des camps de concentration nazis des secours dont les Alliés lui refusent le financement et l’approvisionnement et dont les Allemands interdisent l’accès. Une mission impossible.[1] Le CICR est pris entre le marteau allié et l’enclume allemande.
Fin 1942, 400 000 Juifs se trouvent dans des camps de travaux forcés du Reich et de Pologne. [2] Ils ne seront plus que 200 000 fin 1944. A la Victoire seuls 100 000 Juifs survivent dans les camps libérés. [3] La quasi totalité sont d’anciens prisonniers des camps de travail. [4] Ce qui signifie que bien plus de 300 000 Juifs sont « morts par le travail » pour paraphraser le slogan nazi « le travail rend libre » figurant sur le portail d’entrée d’Auschwitz. [5] Que ce soit par épuisement au travail, manque de nourriture ou maladie, la mort fut souvent une délivrance. On ne survit pas longtemps dans les camps de travail nazis. La durée de vie dans les usines de caoutchouc synthétique d’IG Farben à Monowitz près d’Auschwitz n’excédait pas quatre mois.[6]
L’envoi massif de nourriture, de médicaments et de vêtements aurait permis de maintenir en vie des semaines, voire des mois, cette population condamnée. Pour des milliers d’hommes et de femmes, c’était l’espoir de survivre jusqu’à la Libération. Des organisations juives américaines ont demandé de façon répétée au CICR d’intervenir. Le cri d’alarme au CICR du 6 juin 1944 de Léon Kubowitzki, en charge des opérations de sauvetage du Congrès Juif Mondial (CJM) à New York, est symptomatique : « Il ne faut pas oublier que les Juifs (...) qui sont sous-alimentés sont tués quand ils n’ont plus assez de forces ». [7] Le 23 février 1945, le War Refugee Board (WRB) mis en place par Roosevelt en janvier 1944 pour se porter au secours des réfugiés et des détenus civils, s’avoue impuissant : « La Croix-Rouge internationale est notre seul moyen de contact direct avec les camps. C’est de Suisse que les opérations peuvent être le mieux dirigées ». [8] Le CICR, une organisation non gouvernementale (ONG) comme on l’appellerait aujourd’hui, se retrouve seule en première ligne et tous les secours reposent sur ses épaules.
L’Europe affamée ne peut répondre à des besoins aussi importants. Le CICR ne dispose plus de ses actifs financiers outre-mer, les Alliés les ont bloqués dès le début des hostilités. Dans ces conditions, le CICR a un besoin impératif d’approvisionnements et de financements venant des Alliés. Ils lui sont systématiquement refusés. Dès le 22 août 1940 Winston Churchill étend le blocus économique de l’Allemagne à tous les secours humanitaires. « Aucune forme de secours ne peut être autorisée qui pourrait directement ou indirectement assister l’ennemi dans son effort de guerre », déclarait-il aux Communes. [9] Une politique que Londres a strictement suivie jusqu’à la victoire.
De son côté Anthony Eden, le ministre britannique des Affaires étrangères, confirme en mars 1944 encore l’embargo financier envers le CICR. Il écrit : « Si nous donnons notre accord pour que des sommes soient remises au CICR, nous risquons de nous engager dans le relâchement de notre blocus financier et cela pourrait devenir un avantage réel pour l’ennemi ». [10] Cet avantage potentiel serait resté bien mince, compte tenu des sommes relativement modestes en question.
Aux Etats-Unis la politique du State Department est d’une simplicité déconcertante. Peu importe qu’une partie du programme des nazis soit d’affamer à mort ses victimes, « la responsabilité et le devoir évident de fournir des secours appartiennent aux autorités occupantes ». D’ailleurs, ajoute le ministère, les Allemands intercepteraient tous les colis au bénéfice de leur propre population. [11] Le War Refugee Board estime pourtant que « la quantité de nourriture susceptible de tomber entre les mains de l’ennemi ne pouvait affecter l’issue de la guerre ou prolonger celle-ci ». [12]
Le blocus aurait peut-être été assoupli, si le CICR avait pu fournir la preuve qu’il était à même de contrôler la distribution des secours dans les camps. Il aurait alors fallu que ses délégués puissent visiter régulièrement les camps de concentration et s’entretenir sans témoins avec les captifs. Ce ne fut pas possible. Les Allemands ont pendant toute la guerre interdit l’accès des camps de concentration au CICR. En janvier 1939 déjà, la Croix-Rouge allemande prévient le CICR que les autorités lui défendent d’envoyer des secours aux camps de concentration. En décembre 1939 la Croix-Rouge allemande informe le CICR qu’il ne saurait être question pour le moment de visite des camps. [13] Ce moment dura jusqu’en avril 1945 !
Ces interdictions sont répétées chaque fois que le Comité international est intervenu à ce propos. L’ouverture au CICR des camps par les Allemands aurait-elle permis de secourir les Juifs internés ? C’est incertain. Pour le docteur Sethe du ministère des Affaires étrangères du Reich « … ces Israélites ont été déportés pour avoir essayé de porter atteinte à la sûreté de l’armée allemande ; ils ne sont pas considérés comme des internés mais comme des criminels… » C’est l’affaire de la Gestapo. [14] Personne ne peut rien pour eux.
Le CICR multiplia les propositions aux Alliés. Le 24 août 1943 il écrit :« Le Comité international se permet d’exprimer le voeu que les dirigeants de la guerre économique veuillent bien tenir compte (à titre exceptionnel) de la situation particulièrement difficile de ces prisonniers originaires des territoires occupés qui sont détenus dans les camps de concentration, qu’ils examinent la possibilité de surseoir aux conditions relatives aux visites des camps et à la fourniture de listes pour les besoins de contrôle et acceptent les quittances individuelles comme contrôle suffisant. » [15] « Cette proposition ne devait pas avoir plus de succès que toutes les démarches précédentes du CICR dans ce domaine », écrit le professeur Favez. [16]
Aucun appel ne put avoir raison de la politique sacro-sainte de l’
Economic Warfare Board des autorités alliées chargées de gérer l’économie de guerre. Ni au début 1944 l’intervention pressante du Congrès Juif mondial qui demande une fois de plus au War Refugee Board un soutien massif pour le CICR : « Des navires pour transporter des approvisionnements vers les camps d’internement… un assouplissement du blocus allié des colis d’alimentation vers les camps de travail, des fonds pour le CICR ». [17] Ni l’ultime demande du CICR dans une note du 30 juin 1944 à Washington : « Le CICR a déjà souligné la nécessité de recevoir des envois de vivres des pays d’outre-mer pour pouvoir entreprendre une action de secours générale dans les camps de concentration… » [18]
En dépit de toutes ces contraintes très sévères, le Comité international put envoyer sans l’aide des Alliés aux camps de concentration, où se trouvaient des milliers de Juifs, 1.631.000 colis représentant 6.836 tonnes. [19] Des chiffres tragiquement faibles si on pense aux 90 millions de colis correspondant à 430.000 tonnes, qui furent distribués dans les camps de prisonniers de guerre. [20]
Mais que pouvait faire de plus le CICR alors que Richard Law, chef de la délégation britannique à la conférence alliée des Bermudes qui débuta le 19 avril 1943, déclarait que les réfugiés et les personnes persécutées « ne doivent pas être leurrées (...) dans l’espoir qu’une aide allait leur arriver, quand en fait nous sommes incapables de leur apporter immédiatement un secours ». [21] L’
Observer de Londres concluait : « On nous dit que ce problème dépasse les ressources combinées de l’Amérique et de la Grande-Bretagne. ... Si la Grande-Bretagne et l’Amérique ne peuvent aider, alors qui le peut ? » [22]
[1]«
Mission impossible » C’est le titre d’un ouvrage de Jean-Claude FAVEZ sur le CICR. Lausanne, Payot, 1988.
[2] GRUNER Wolf,
Jewish Forced Labour under the Nazis. Economic Needs and Racial Aims, 1938-1944, Cambridge University Press, New York, 2006, p. 291. Allemagne, Autriche, Tchécoslovaquie, Gouvernement général de Pologne et territoires polonais occupés.
[3] BRIDGMAN J0hn,
The End of the Holocaust.The Liberation of the Camps, B.T.Batsford, Londres,1990, p. 57, note 4. Cite un article de Yehuda Bauer dans
Yad Vashem Studies VIII : « Il semble que le nombre de Juifs qui étaient encore en vie après les épidémies et les vicissitudes des premières semaines après la Libération était de 100 000. »
[4] L’exception ce sont les quelques milliers de Juifs d’Europe occidentale que les nazis gardaient au camp de Bergen Belsen comme monnaie d’échange.
[5] Arbeit macht frei. S’ajoutent à ces 300 000 morts par le travail ceux qui pendant cette période sont arrivés dans les camps de travail et ont disparu.
[6] BRENNER Michael,
After the Holocaust : Rebuilding Jewish Lifes in Postwar Germany, Princeton University Press, NJ, 1997, p. 75.
[7] PENKOWER Monty Noam,
The JewsWere Expandable : Free World Diplomacy and the Holocaust, Urbana, University of Illinois Press 1983, p. 226.
[8] STAUFFER Paul, «
Sechs furchtbare Jahre... » Auf den Spuren Carl J. Burckhardts durch den Zweiten Weltkrieg, Zurich, Verlag NZZ, 1998, p. 329.
[9] PENKOWER, op. cit. p. 123
[10] WASSERSTEIN Bernard,
Britain and the Jews of Europe , 1939-1945, Clarendon, Université de Brandeis, 1979, p. 325.
[11] FEINGOLD Henry L,
The Politics of Rescue : The Roosevelt Administration and the Holocaust , 1938-1945, New Brunswick N J, Rutgers University Press, 1970, p. 187.
[12] WYMAN David,
L'abandon des Juifs. Les Américains et la solution finale, Flammarion, Paris, 1987, p. 367.
[13] FAVEZ Jean Claude,
Une mission impossible, le CICR, les déportations et les camps de concentration nazis, Editions Payot, Lausanne, 1988, p. 89 et 141.
[14] BUGNION, François,
Le Comité International de la Croix-Rouge et la protection des victimes de la Guerre, Comité International de la Croix-Rouge, Genève 1994, p. 240. Réponse de Sethe au CICR du 30 mai 1942
[15] COMITE INTERNATIONAL DE LA CROIX-ROUGE,
L’Activité du CICR en faveur des civils détenus dans les Camps de Concentration en Allemagne, 1939-1945, CICR, Genève 1947, p. 54.
[16] FAVEZ. op. cit. p. 174.
[17]PENKOWER Monty Noam I ,
The Efforts of the American Jewish Congress and the World Jewish Congress in the Years of the Holocaust, in FINGER Seymour Maxwell ed.
American Jewry and the Holocaust : A Report by the Research Director, his Staff and Independant Research Scholar Retained by the Director for the American Jewish Commission on the Holocaust, New-York, Holmes and Meier, 1984, p. 10.
[18] CICR. op. cit. p. 60.
[19] BUGNION op. cit. p. 244.
[20] Les prisonniers de guerre étaient protégés par la Convention de Genève que les Allemands avaient signé et ont respecté pour les pays qui l’avaient également signé. Ce ne fut pas le cas de l’URSS.
[21] MORSE Arthur D,
Pendant que six millions de Juifs mouraient, Laffont, Paris, 1969, p. 53.
[22] Ibid. p. 54.