Bonjour,
Avant le début de la Shoah un dictateur catholique pratiquant exécute des centaines de milliers d’orthodoxes et des dizaines de milliers de Juifs. L’archevêque et le Vatican laissent faire. Tel est le thème de l’article que Marc-André Charguéraud nous confie ce mois.
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L’archevêque Stepinac et le génocide en Croatie. - 1941-1942.
Un « bienheureux » pour Rome, un complice du massacre pour les Serbes orthodoxes.
Le mouvement ultranationaliste Oustacha a été créé en 1930 par Ante Pavelic. Il s’illustre dans le terrorisme à Marseille le 9 octobre 1934 en organisant un attentat où périssent Alexandre 1er de Yougoslavie et Louis Barthou, ministre français.[1] Son objectif est de libérer la Croatie de l’oppresseur serbe orthodoxe et de créer un état purement catholique. Il atteint dans une grande mesure son but après l’arrivée des Allemands à Zagreb le 10 avril 1941. Des « libérateurs » qui permettent le 15 avril à Pavelic, surnommé le Poglavnik, de prendre de pouvoir sans le moindre fondement juridique. [2]
Pavelic ne perd pas de temps pour légiférer. Dès le 17 avril 1941, une ordonnance déclare « passible de la peine de mort toute personne qui, de quelque manière que ce soit, viole ou a violé l’honneur et les intérêts vitaux du peuple croate ou l’existence de l’Etat indépendant de la Croatie ou le pouvoir étatique, même si l’acte n’était qu’à sa phase préparatoire ». [3] Elle est complétée par un décret du 30 avril sur la protection « du sang aryen et de l’honneur du peuple croate » et rappelle les droits de la race supérieure et les devoirs des races inférieures, les Serbes, les Juifs et les Tziganes. [4] Les Juifs doivent porter l’étoile jaune et les Orthodoxes le brassard bleu.
Un état catholique dirigé par un fervent catholique met fin à la domination des Serbes. L’euphorie du moment rend l’Eglise catholique aveugle. Elle se compromet en approuvant le nouveau dictateur qui arrive dans les fourgons de la Wehrmacht et vient de promulguer de scandaleuses lois comparables à celles des nazis à Nuremberg. [5] Alojzije Stepinac, archevêque de Zagreb et président de la Conférence épiscopale, demande dans une lettre pastorale du 28 avril aux fidèles de collaborer pleinement à l’action de leur « guide ». [6] Il appelle l’Eglise catholique à prier pour le nouvel Etat et aussi pour que le Seigneur emplisse Ante Pavelic d’un esprit de sagesse. Stepinac confirmera régulièrement sa confiance en Pavolic. Le 18 mai 1941, il organise une rencontre avec Pie XII. Le pape insiste sur le fait qu’il reçoit Pavelic « simplement comme fils de l’Eglise ». [7] De son côté Pavelic déclare que « le peuple croate désire que sa conduite et sa législation s’inspirent entièrement du catholicisme ».[8]
Le 23 mai, Stepinac intervient en termes généraux dans une lettre au ministre de l’Intérieur. On y lit : « Chaque jour nous voyons la proclamation de nouvelles ordonnances (…) qui prennent pour cible et inculpent des personnes innocentes. Retirer aux personnes de nationalité étrangère toute possibilité de sauvegarde, les marquer d’un signe honteux, ce n’est ni humain, ni moral ».
Fin juin 1941, le génocide commence, car c’est bien de cela qu’il s’agit. [9] En cinq mois des centaines de milliers de Serbes orthodoxes et 26 000 Juifs sont assassinés par des bandes d’Oustachis. [10] C’est « le règne du carnage (…) les hommes sont égorgés, assassinés, jetés vivant du haut des falaises (…) dans la ville de Mostar elle-même, ils sont attachés par centaines, emmenés dans des wagons et tués comme des bêtes », rapporte l’évêque de Mostar, Alojzije Misic.[11]
Ce génocide a commencé avant le début de la Shoah en Europe et ne résulte pas de pressions du Reich. C’est une décision purement croate. Berlin n’a jamais ordonné d’assassiner les orthodoxes. Pendant ces mois particulièrement meurtriers, ni Stepinac, ni Pie XII n’ont dénoncé ces massacres entre chrétiens.
Le Vatican fut timoré. Les instructions que Mgr. Giuseppe Maglione, le secrétaire d’Etat, donne à l’abbé Ramiro Marcone, l’envoyé à Zagreb de Pie XII, en témoignent. « Lorsque l’occasion se présente, vous devez essayer de recommander la modération en ce qui concerne le traitement des Juifs résidents sur le territoire croate, confidentiellement et toujours de manière à ce qu’un caractère officiel de la démarche ne puisse pas nous être attribué ». [12] Alors que Pie XII apprend que des franciscains, dont l’ordre dépend directement de lui, participent aux égorgements des quelque 40 000 orthodoxes et juifs au camp de Jasenovasc, il n’intervient pas.
Stepinac attend la fin novembre 1941 pour se manifester. Le 20 novembre 1941, à l’issue de la Conférence des Evêques qu’il préside, il écrit au Poglavnic : « L’Eglise doit condamner tous les délits et excès dus à des éléments irresponsables et à des jeunes sans expérience, et exiger le plein respect de la personne humaine, sans distinction d’état, de sexe, de religion, de nationalité ou de race. Il n’est pas acceptable de persécuter les Gitans et les Juifs parce qu’ils sont supposés être de race inférieure ».[13]
La protestation n’est pas à la hauteur du drame. Au-delà des centaines de milliers d’orthodoxes assassinés, autant ont été forcés de fuir le pays et autant n’ont survécu que grâce à une conversion au catholicisme, forcée la plupart du temps. Elle est dénoncée par la BBC dans une émission du 16 février 1942 : « Autour de Stepinac, on commet les atrocités les plus horribles. Le sang fraternel coule en ruisseaux (...) Les orthodoxes sont convertis par la force au catholicisme, et nous n’entendons pas la voix de l’archevêque prêcher la révolte ». [14]
On remarque que dans leurs interventions Maglione comme Stepinac ne citent pas les Serbes orthodoxes comme s’il s’agissait d’un cas à part moins sérieux. Faut-il chercher l’explication dans le fossé profond qui sépare les catholiques des orthodoxes et parfois frôle la haine. Une déclaration de Stepinac le 28 mars 1941 peut donner ce sentiment. « Les Croates et les Serbes sont deux mondes différents, Pôle nord et Pôle sud, ils ne seront jamais capables d’être ensemble à moins d’un miracle divin. Le Schisme d’Orient est la plus grande malédiction en Europe, presque encore plus grande que le protestantisme. Ici il n’y a pas de morale, de principes, de vérité ou d’honnêteté ».
Dans un rapport au Vatican de 1943, Stepinac tente tardivement une justification des persécutions avec un sous-entendu de vengeance. « Si la réaction des Croates a parfois été cruelle, nous la déplorons et la condamnons. Mais il est hors de doute que cette réaction a été provoquée par les Serbes qui ont violé tous les droits du peuple croate au cours des vingt années de leur vie commune en Yougoslavie ». [15]
En mars 1943, comme en avril 1941, Stepinac disculpe Pavolic. Il dénonce l’exécution d’orthodoxes passés au catholicisme, s’insurge contre l’internement d’innocents dans les camps de concentration, mais il termine : « Poglavnik, je suis sûr que de si injustes mesures ne sont pas de vous mais plutôt d’éléments irresponsables guidés par la passion et la cupidité ». [16] En novembre 1943, il écrit à Pavelic : « Personne ne peut dénier les actes de violence et de cruauté qui ont été commis. Vous-même, Poglavnik, vous avez condamné ceux commis par les Oustachis et vous avez ordonné des exécutions du fait de leurs crimes. » Vos efforts pour assurer le règne de la justice et de l’ordre dans ce pays méritent d’être applaudis ». [17]
Cette défense du dictateur n’est pas justifiable. Ce sont les lois scélérates promulguées par son gouvernement en avril 1941 qui ont ouvert juridiquement la porte aux massacres. Des exécutions de centaines de milliers de personnes ne peuvent être le seul fait d’éléments irresponsables. Et applaudir à l’ordre et à la justice dans un tel contexte révèle un parti pris certain.
Stepinac aurait dû suivre les mesures prises par l’évêque de Mostar, Alojzije Misic, en 1941 déjà. Epouvanté par les violences des Oustachis dans son diocèse, il interdit à son clergé de donner l’absolution à quiconque a massacré des Serbes. [18] Pavelic, en fervent catholique, n’avait-il pas sa propre chapelle et ne recevait-il par régulièrement l’absolution d’un prêtre du diocèse de Stepinac ? [19]
L’archevêque ressent le caractère ambigu de son attitude. Dès avril 1942, il explique à Stanislav Rapotec, un envoyé du gouvernement en exil, pourquoi il n’a pas rompu avec le régime de Pavolic. Il estime qu’alors il aurait été incapable d’aider qui que ce soit. La chose la plus importante était de sauver ceux qui pouvaient l’être. Il aurait pu se réfugier dans un monastère et être acclamé comme martyr à l’issue de la guerre, mais cela n’aurait pas amélioré les choses et aurait pu les rendre plus difficiles pour ceux qui avaient besoin d’aide ». [20]
Il développe là un argument qui a été utilisé par de nombreux collaborateurs des Allemands qui ont en même temps assisté des personnes en danger. Il faut ici évaluer les poids respectifs que l’on donne à ces deux attitudes antinomiques et où la césure doit être placée. Pie XII et le Yad Vashem ont étudié le dossier à fond sur plusieurs années. [21] Les positions des Catholiques et des Juifs éclairent ce dilemme.
Le cardinal Stepinac est béatifié le 3 octobre 1998. Jean-Paul II le décrit comme un martyr « qui a souffert des atrocités du communisme dans sa chair et dans son esprit ». [22] Le pape rend hommage à celui qui refusa de prendre la tête d’une Eglise nationale comme Tito le lui demandait pour prix de sa liberté. « Il a préféré la prison à la liberté pour défendre la liberté et l’unité de l’Eglise ». Aucune référence n’est faite au caractère équivoque de son attitude pendant les années Pavolic. Cette période est ignorée, ce qui clot tout commentaire de Rome sur la « collaboration » de l’archevêque.
A deux reprises le Cardinal Stepinac a été proposé pour devenir « Juste parmi les Nations », une distinction donnée par le Yad Vashem aux non-juifs ayant sauvé des Juifs pendant la Shoah. Le sauvetage de 60 pensionnaires de la maison de retraite juive de Zagreb le 6 décembre 1943 est donné en exemple. Les autorités allemandes ont décidé de les déporter. Avec l’accord tacite des Oustachis, Stepinac les accueille dans des bâtiments de l’évêché. Malgré ce sauvetage les demandes de sa nomination sont rejetées. Une porte-parole du Yad Vashem, Iris Rosenberg, en donne une raison dans une lettre officielle : « Des personnes qui ont assisté des Juifs, mais qui simultanément collaboraient ou avaient des liens étroits avec un régime fasciste qui participa à des persécutions de Juifs orchestrées par les Nazis, peuvent être disqualifiées pour le titre de « Juste ». La balance a penché au désavantage du Cardinal.
[1] Pavelic fut condamné à mort par contumace en France pour ces crimes.
[2] Poglavnik, en français « guide », en allemand, « Führer ».
[3] PHAYER John Michael,
The Catholic Church and the Holocaust, 1930-1965. Indiana University Press, Bloomington, Ind. 2000, p. 33. Des évêques catholiques siègent au parlement qui approuve ces mesures.
[4] MONTCLOS (de) Xavier.
Les Chrétiens face au nazisme et au stalinisme. L’épreuve totalitaire, 1939-1945, Editions Complexes, Bruxelles, 1991, p. 156.
[5] Pavelic adhère au Pacte antikomintern et déclare la guerre à la Grande-Bretagne et aux Etats-Unis.
[6] CORNWELL John,
Le Pape et Hitler, L’histoire secrète de Pie XII, Albin Michel, Paris, 1999, p. 318.
[7] BLET Pierre ,
Pie XII et la Seconde Guerre Mondiale, Perrin, Paris, 1997, p. 126.
[8] MICCOLI Giovanni,
Les dilemmes et les silences de Pie XII, Editions Complexes, Paris, 2005,, p. 70.
[9] Génocide : Extermination systématique d’un groupe humain, national, ethnique, racial ou religieux. Grand dictionnaire encyclopédique Larousse 1982, p. 4 742.
[10] FALCONI Carlo,
Les silences de Pie XII, Editions du Rocher, Paris, 1965, p. 275, Falconi estime le nombre de morts pendant cette période à 350 000. CHELINI, Jean,
L’Eglise sous Pie XII. La Tourmente. 1939-1945, Fayard, Paris, 1983, Chelini estime le chiffre à 300 000. 2 000 000 de Serbes orthodoxes vivent en Croatie. Environ 50 000 Juifs résident en Croatie en 1944.
[11] FINKIELKRAUT Alain,
Le Monde, 7/10 1998.
[12] ZUCCOTTI Susan,
The Vatican and the Holocaust in Italy, Under his very Windows. Yale University Press, New Haven, London, 2000, p. 114.
[13] MONTCLOS, op. cit. p. 77.
[14] FALCONI , op. cit. p. 289. BBC : British Broadcasting Corporation. Texte communiqué à Pie XII par Sir Osborne, représentant de la Grande Bretagne au Vatican.
[15] FABRE Henri,
L'Eglise catholique face au fascisme et au nazisme, Editions espaces de liberté, Bruxelles 1994, p. 318.
[16] MONTCLOS, op. cit. p. 173.
[17] ALEXANDER Stella,
The Triple Myth : A Life of Archibishop Stepinac, Boulders, Colo, East European Monographs, 1987, p.81.
[18] FINKIELKRAUT, op. cit.
[19] FABRE, op. cit. p. 303.
[20] ALEXANDER, op.cit. p. 93.
[21]Yad Vashen : The Holocaust Martyr’s and Heroes’ Rememberance Autority.
[22] Le pape se réfère aux 5 années d’emprisonnement de Stepinac par Tito, puis à son assignation à résidence chez lui. Atteint de polycythémie, une maladie rare du sang, il décède à 61 ans.