Préface. Hitler était-il innocent ?
Au printemps de l'année 1961 et au début de l'été de la même année, parurent deux ouvrages qui prétendaient corriger Vidée généralement répandue sur la part de responsabilité ci attribuer à Hitler dans la seconde guerre mondiale et sur le rôle, jusqu'ici considéré comme nul, de l'opposition allemande à la dictature nazie. L'un de ces ouvrages était écrit par A. J. P. Taylor, l'historien d'Oxford, l'autre par Hans Rothfels, professeur germano-américain d'histoire moderne. Mr Taylor, dans son livre, réfute la thèse selon laquelle Hitler et les généraux allemands auraient été les principaux responsables de la seconde guerre mondiale; le professeur Rothfels, quant à lui, reproche aux autorités britanniques et françaises les erreurs et les échecs de l'opposition allemande à Hitler. Tous deux accusent les historiens britanniques de la seconde guerre mondiale et de ses origines - Namier, Wheeler-Bennett, Trevor-Roper, Bullock et Wiskemann - d'avoir faussé l'exposé du fait allemand en adoptant une attitude antinazie lors de la sélection des documents et de l'exposé de leurs conclusions.
Ce livre était écrit avant la publication des études de Taylor et de Rothfels et il n'est pas dans mes intentions d'intervenir dans le débat qui s'ensuivit entre les deux historiens. Cependant, il peut se faire parfois que les événements relatés ici, vus de l'avant-poste neutre du cœur de l'Europe, éclairent d'une façon exceptionnelle les principaux points qui font l'objet de la discorde.
Considérés d'un point de vue tout à fait objectif, ces événements apportent un commentaire libre et convaincant à l'histoire de la dernière grande guerre, revue par Taylor et Rothfels. Ils permettent de discerner, beaucoup plus nettement même que le débat tout académique lui-même, les raisons de soutenir ou non les revendications de ces deux historiens. L'évidence des laits et des documents, présentés ici du point de vue du commandant en chef de l'armée suisse, ne peut laisser que peu de doute dans l'esprit du lecteur sur la nature et sur la part de la responsabilité de Hitler dans la guerre ou sur le rôle véritable de l'opposition allemande.
Ce qui semble brumeux et douteux à Mr Taylor et injuste et préjudiciable au professeur Rothfels devient net et clair et prend l'aspect d'une vérité irréfutable à la lumière impar-tiale de l'expérience suisse. En fait, les choses se présentent ici sous un jour tout à fait nouveau, complètement ignoré des historiens qui ont refait l'histoire de la seconde guerre mondiale; sous un aspect qui n'a pas assez retenu l'attention des adeptes de la tradition.
Par les menaces qu'il proféra aux deux réunions d'Obersalzberg, les 14 et 22 août 1939, Hitler n'entendait pas du tout « bluffer » ses propres généraux, les Britanniques et les Français, comme le soutient Taylor; Hitler tendait un tout autre piège aux alliés... et à Mr Taylor. Lors de la rencontre du 14 août, qui fut de beaucoup plus importante que celle du 22 août (et que Taylor ne mentionne pas), Hitler donna un aperçu très précis de ce qu'il avait en tête et de ce qui allait transpirer postérieurement.
II avait décidé d'attaquer la Pologne. II n'imaginait pas d'intervention « efficace » de la part des Britanniques et des Français. Chacun des arguments qu'il avança, et il alla jusqu'à se mettre lui-même à la place des Britanniques, était contre une intervention britannique ou française; pourtant, Hitler n'était pas du tout sûr du fait, mais il ne se tracassait pas indûment, car il se disait qu'il écraserait les Polonais en deux semaines et que ni les Britanniques ni les Français n'interviendraient de façon à " modifier l'issue de l'entreprise ". Néanmoins, le lendemain, Hitler donnait l'ordre an général Halder de mobiliser deux cent cinquante mille hommes pour le front Ouest. Huit jours plus tard, le 22 août, Hitler savait parfaitement que les Britanniques et les Français ne resteraient pas neutres. II fit savoir à ses chefs militaires qu'il fallait s'attendre à des contrecoups de la part de la France et de la Grande-Bretagne » et qu'ils devaient s'y tenir prêts.
Hitler comprit parfaitement que tes Alliés n'avaient pas l'intention de faire quoi que ce fût de sérieux avant le printemps suivant. Les Allemands avaient intercepté les messages entre Londres et Varsovie et ils savaient exactement dans quelle mesure les Britanniques pourraient apporter une aide militaire aux Polonais. Pour Hitler, une fois le Pacte russe conclu par mesure de sécurité, les conditions ne pouvaient guère être meilleures. Il ne se souciait pas du rassemblement des troupes françaises, car il savait fort bien que la confusion régnait dans l'esprit du Haut Commandement français. Les généraux français et leurs collègues britanniques misaient sur une guerre d'un mode tout traditionnel et Hitler s'efforçait de les encourager dans celle voie. Ce qu'il voulait, c'était justement que les Britanniques et les Français s'attendent à une guerre de ce genre et non pas, comme le croit Taylor, effrayer les Alliés par une simple menace de guerre. Lorsque, le 15 août, il eut commencé sérieusement ses préparatifs, Hitler n'imagina même pas une seconde qu'il puisse cacher ses intentions aux Alliés. Il voulait seulement qu'ils s'attendent à une guerre telle qu'il n'entendait pas la faire.
Mais surtout ce que Hitler n'a jamais imaginé, c'est que les chefs militaires alliés puissent méconnaître ses intentions ou tout au moins refuser d'y croire, et que, le 25 août, onze jours après la réunion avec ses chefs militaires, les leaders de l'armée britannique puissent encore parier qu'il n'y aurait pas de guerre. En suivant bien cette histoire jusqu'au bout, on voit nettement que les seules conditions auxquelles Hitler était prêt à ne pas entrer en guerre avec la Grande-Bretaqne et avec la France étaient qu'elles restent neutres et qu'elles n'interviennent pas (comme elles l'avaient fait pour la Tchécoslovaquie et l'Autriche) pendant que l'Allemagne assurerait la « réorganisation » de l'Europe par tous les moyens jugés utiles : destruction sans merci dans le cas de la Pologne, intégration totale dans le cas de la Suisse et on ne Sait quoi dans le cas de la France elle-même et de l’Europe du Sud-Est.
Taylor prétend que la seconde guerre mondiale a été rendue inévitable par le Traité de Versailles après la première guerre mondiale, mais cette affirmation reste très discutable. En fait, les causes les plus immédiates de la seconde guerre mondiale furent le Pacte de Munich et la faillite de l'opposition allemande. Le Pacte de Munich ôta à Hitler sa dernière chance de se retenir en donnant à l'opposition allemande inférieure l'opportunité d'être plus active et plus efficace. Quant à savoir si les adversaires de Hitler ont saisi la chance qui s'offrait à eux, c'est une question qui semble des plus discutables à la lumière des derniers chapitres de cet ouvrage.
Guisan et Alllen Dulles eurent au cours de la guerre l'occasion de se convaincre qu'il n'y aurait aucune opposition allemande à Hitler jusqu'à ce que l'Allemagne soit en face d'une sérieuse menace de défaite militaire. L'opposition allemande interne refusa d'envisager une solution « léniniste » à son problème en réalisant la défaite de son propre pays; ce fut ce refus qui contraignit les Alliés, à la fin de la guerre, à insister sur la formule d'une « reddition sans conditions » car les adversaires de Hitler restèrent convaincus jusqu'à la dernière minute qu'ils pourraient parvenir à briser l'alliance Est-Ouest. Durant les dernières phases de la guerre, au moment de l'attentat contre Hitler et au cours des négociations avec l'Italie, la menace dirigée contre les Alliés n'est pas venue du cercle de plus en plus étroit des partisans de Hitler, mais bien de ses adversaires. Ils étaient prêts à se rendre, à condition de briser du même coup l'alliance qui existait entre l'Occident et l'Union soviétique. Pourquoi échouèrent-ils, comment échouèrent-ils et jusqu'à quel point furent-ils près d'aboutir, c'est ce qu'il faut voir à partir d'une position centrale, à partir de la Suisse, où eurent lieu la plupart des négociations, pour pouvoir convenablement apprécier les faits.
C'est en grande partie parce que Allen Dulles et les intermédiaires suisses découvrirent la vérité sur l'opposition allemande que la tentative de rompre la grande alliance
échoua. C'est à bien des points de vue un chapitre incroyable de la guerre qui est relaté ici intégralement pour la première fois il sert d'ailleurs surtout à mettre l'accent sur le fait que la neutralité en temps de guerre est autre chose qu'une simple formule monochrome. Elle implique en bien des façons un degré de compromission qui, exception faite pour les combats
eux-mêmes, est aussi élevé et même en quelque sorte encore plus élevé celui des combattants.
C’est pourquoi l’histoire de la Suisse pendant la seconde et celle de son général Henri Guisan ne pouvaient être isolées des divers et principaux aspects de la guerre. La Suisse et Guisan furent des éléments essentiels du panorama européen, éléments beaucoup trop longtemps ignorés par les historiens. A l'heure actuelle, c'est surtout grâce à cette histoire de la Suisse qu'il est possible de comprendre que le Pacte de Munich et l'absence d'une véritable opposition allemande donnèrent à Hitler « sa » chance de faire un pacte avec Staline et de s'embarquer dans une guerre contre les forces françaises et britanniques bien supérieures. Car, en lait, depuis le mois d'août 1939, il ne pariait plus. II savait par ses agents de renseignement à Londres qu'il n'y aurait aucune riposte réelle de la part de l'Ouest s'il attaquait la Pologne. II connaissait aussi les Allemands : à partir du moment où il apporterait des victoires rapides et spectaculaires, il savait qu'il n'aurait pas grand-chose à craindre de l'armée ni du peuple. Il réussit presque. On sait pourquoi il échoua contre les Britanniques en 1940; pourquoi échoua¬t-il aussi contre les Suisses, c'est une autre histoire et le moment est venu de la raconter.
J'ai été aidé dans mon travail par de nombreux Suisses qui ont joué un rôle actif pendant les années de guerre et m'ont procuré des informations et des documents que je n'aurais pu obtenir autrement. Plutôt que les nommer individuellement, je désire leur adresser ici un merci collectif. Le rapport, - remarquable de franchise -, rédigé par Guisan sur « le service actif de 1939 à 1945 » et présenté intentionnellement en mars 1946 directement an Parlement fédéral et non au gouvernement m'a été très utile, ainsi que le journal objectif et perspicace du chef de l'état-major du général Guisan, le colonel Barbey , certains renseignements trouvés à d'autres sources et l'aide qui m'a été apportée par Leo Weisbord et Mrs D. Gordon pour rassembler et classer les documents nécessaires à la rédaction de ce livre.
J. K.
Londres, le 1er août 1961. |