Centième lettre d’information du site de François Delpla
"Le Suicide français" d’Eric Zemmour fait les beaux jours de la trésorerie des hypermarchés, d’Amazon et accessoirement des librairies. Ses pages les plus commentées portent sur le régime de Vichy et plus précisément sur l’un de ses historiens, l’Américain Robert Paxton. La cible elle-même monte au créneau et se défend, plutôt mal.
Il s’agit de savoir si Philippe Pétain a aggravé le sort des Juifs de France -thèse de Paxton- ou l’a allégé au prix d’une distinction immorale mais efficace entre Juifs français et étrangers, et d’une « protection » limitée aux premiers –thèse piochée par Zemmour chez quelques auteurs anciens (Robert Aron, Poliakov, Hilberg) et un chercheur en activité, l’Israélien Alain Michel.
Au-delà d’une énième tentative des forces conservatrices françaises pour réduire la fracture entre gaullistes et pétainistes (car en dehors de ce coup de chapeau mitigé à Pétain Zemmour ne jure que par de Gaulle …un de Gaulle résolument passéiste et raciste), et d’un clin d’œil appuyé à l’électorat du Front national, cet événement offre une bonne occasion de faire le point sur le traitement des populations considérées comme juives, pendant l’Occupation de la France.
Commençons par un paradoxe : Leo Strauss en forgeant l’expression « reductio ad Hitlerum », Godwin en proposant sa loi (« à partir du moment où un débat s’installe, la probabilité que le nom de Hitler y soit cité tend vers 100% ») ont négligé le phénomène inverse. Lorsque Hitler est vraiment en cause, on en parle le moins possible ! C’est particulièrement le cas dans les débats sur Vichy. Le domptage d’un ennemi héréditaire au sein d’une guerre mondiale est un des grands exploits de l’histoire militaire et diplomatique, mais il est rarement vu sous cet angle. Une telle carence révèle que Hitler continue d’être considéré comme un destructeur aveugle, incapable de tâter un terrain et d’y adapter ses interventions. Le seul élément qu’il serait intéressant de mesurer est le degré de complaisance ou de résistance des autres hommes devant ses entreprises.
Il convient donc de renvoyer dos à dos Alain Michel et Robert Paxton, à propos des rafles de Juifs dits étrangers (souvent d’ailleurs français de naissance, ou dénaturalisés) dans l’été de 1942, qui ne débouchent pas à l’automne sur la seconde étape annoncée par l’occupant, la déportation des Juifs français. Un tournant se produit le 25 septembre, quand il apparaît que le chef SS Himmler a dispensé Knochen, chef du SD (le service de sécurité SS) en France, de la déportation des Juifs français, trois jours après une rencontre entre Himmler et Hitler. Ainsi, le dictateur sait que la déportation des étrangers a créé des remous, et en tient le plus grand compte. Il a, en France, beaucoup d’autres paramètres à considérer qu’une population juive déjà largement marginalisée, dont le meurtre peut attendre. Celle-ci sert au contraire de variable d’ajustement, pour redonner un peu de lustre à Pétain dont la réputation de « sauveur de meubles » peut et va encore servir, ô combien.
Ce débat est donc loin de concerner la seule France en ses années quarante et suivantes. Il renvoie à des carences persistantes dans l’analyse du nazisme.
Mon livre « Une histoire du Troisième Reich », à paraître chez Perrin le 6 novembre, entend y remédier… en petite partie. Il forme un tout avec la biographie de Hitler et le livre de l’an dernier sur la prise du pouvoir, tous deux aux éditions Pascal Galodé.
Montigny, le 24 octobre 2014
Pages à consulter :
-sur le livre et ses « bonus » :
-sur les lettres d’information :
-sur le livre de Zemmour :
-sur quelques livres récemment parus :
-mon blog de Mediapart (cent billets tout juste, autant que de lettres d’information !) :
-l’ancien site :
-le site des éditions Perrin :
-le site des éditions Pascal Galodé :
-les deux interventions récentes de Paxton :
-le site d’Alain Michel :