Oui, ton explication me semble plus convaincante. Je pense finalement que l'on peut hasarder une dernière remarque sur les déclarations de Churchill, pour les réintégrer dans le contexte de sa passe d'armes avec Bevin, son ancien Ministre du Travail du gouvernement d'union nationale, devenu, en 1945, Ministre travailliste des Affaires étrangères.
Churchill, en effet, n'a pas épargné le gouvernement travailliste qui lui a succédé en 1945 à la tête du pays. S'il partage avec Bevin un fervent anticommunisme, il a désapprouvé l'abandon de l'Empire, le bradage des "joyaux de la Couronne", notamment le retrait des Indes et de Palestine. D'où ses critiques acérées de ce 26 janvier 1949, cette ironie mordante sur le "pari téméraire" de Bevin, qui a misé son avenir politique sur la résolution du problème palestinien.
A quoi Bevin réplique par un coup bas : Churchill, après tout, a bien soutenu mordicus les Russes blancs dans la guerre les opposant aux Rouges, avec le résultat que l'on sait. La pique fait allusion à l'un des pires revers politiques de Churchill, dans la mesure où, d'une part, il a été discrédité par les victoires remportées par les Bolchéviks, et, d'autre part, il est passé, auprès de l'opinion publique et de la classe politique, pour un dangereux va-t-en-guerre, alors que la Grande-Bretagne, après la boucherie de 14-18, ne songeait qu'à panser ses effroyables blessures. Pour s'être trop exposé, il a connu une sévère crise de popularité, laquelle a embarrassé ses soutiens conservateurs, sachant qu'il s'était alors retrouvé en ligne de mire des Travaillistes.
L'attaque de Bevin, en cette année où Mao va prendre le pouvoir en Chine, et où l'U.R.S.S. va bientôt se doter de l'arme atomique, n'en étonne pas moins. Le Ministre britannique est en effet un anticommuniste de longue date, au point de verser dans l'antisémitisme lorsqu'il assimile Juifs et Révolution mondiale (cette aversion envers les Juifs entachera sa gestion de la crise palestinienne). Sans doute a-t-il cherché, essentiellement, à ramener Churchill à cette image de trublion, de rêveur doux-dingue, qui lui a longtemps collé à la peau.
Churchill n'ignore pas l'anticommunisme de Bevin, et son expérience l'a déjà amené à abattre de telles critiques à bout portant. C'est pourquoi il faut peut-être voir dans son regret public que le bolchévisme n'ait pas été étranglé à la naissance une manière de tacler son adversaire politique, en lui rappelant qu'il est plus vieil anticommuniste que lui, qu'il s'est profondément investi à ce titre, et qu'à supposer qu'il ait été alors écouté, mieux : suivi, par les Britanniques - dont le parti travailliste auquel appartient Bevin - le monde ne s'en porterait que mieux. Bref, ce puceau de Bevin, en s'exprimant sur un tel sujet, serait mieux avisé "de la fermer avant de l'ouvrir", vu l'ancienne attitude de son propre Parti.
En outre, Churchill saisit la perche que lui tend maladroitement le Ministre britannique des Affaires étrangères pour polir, comme toujours, sa statue d'homme d'Etat énergique et visionnaire, de Vieux Lion toujours à l'affût, d'homme virilement capable de prendre des risques pour lui-même au nom de la civilisation. Après avoir assimilé Bevin à un minable parieur de courses hippiques, Churchill se paie ainsi le luxe de renforcer son aura de leader exceptionnel. Le propos est d'autant plus percutant qu'en précisant que la destruction du bolchévisme aurait empêché la survenance de la Deuxième Guerre Mondiale, il semble suggérer qu'elle aurait également prévenu le déclenchement de la suivante, à savoir la Troisième, alors dans toutes les têtes.
Le Vieux Lion, qui allait sur ses 75 ans, n'avait pas encore perdu toutes ses griffes. Loin de là. |