L'histoire des prisonniers de guerre italiens "confiés" aux bons soins des autorités françaises ne semble pas avoir suscité un quelconque intérêt chez nos historiens. Est-ce parce qu'il s'agit là d'une page sombre de l'histoire de la France Libre? Je vous livre une petite contribution qui a été publiée dans le mag. 2nde Guerre Mondiale Thématique N°24 spécial "Tunisie":
"La campagne de Tunisie a donné l’occasion à l’Armée d’Afrique de reprendre le combat aux côtés des forces anglo-américaines. A la mi-mai 1943, les troupes françaises ont capturé 37.500 soldats de l’Axe, la plupart dans les derniers jours de la campagne. Les autorités françaises obtiennent des autorités américaines (et, dans une moindre mesure, des britanniques) l’incrémentation du nombre de prisonniers de guerre à leur charge. En effet, la forte mobilisation des cadres, d’origine européenne, en Afrique du Nord française nécessite le remplacement des cadres inférieurs subalternes et des techniciens peu qualifiés par des prisonniers. Ainsi, ce sont plus de 20.000 hommes qui sont transférés des camps américains vers les camps français, et ce, dès le mois de janvier 1943. A la fin de la campagne, ce ne sont pas moins de 57.277 hommes qui sont placés sous l’autorité française, dont 41.327 Italiens. Il convient de remarquer que le nombre d’officiers et, surtout, de sous-officiers est relativement bas, respectivement 3% et 7% du total. Le pourcentage étonnamment bas de sous-officiers (qui monte à 21% chez les prisonniers allemands) met en évidence une carence grave au sein de l’encadrement du Regio Esercito. Sur les 16 camps de détention présents dans l’Afrique du Nord française, 9 sont occupés par des Italiens. Volontairement, ces derniers sont éloignés de la Tunisie (5.095 hommes seulement, dont aucun officier, occupent 2 camps), qui compte une importante population d’origine italienne. C’est donc en Algérie (26.047 dans 6 camps) et au Maroc (plus de 10.000 répartis dans 5 camps), plus spécifiquement à l’intérieur des terres, que les ex-soldats du Duce vont passer leur captivité. Les autorités les emploient dans différents secteurs d’activité (agriculture, industrie et travaux lourds, constructions militaires), selon les besoins et les caractéristiques économico-stratégiques locales. Dans ces camps, les conditions de vie dépendent du lieu d’internement et de la régularité du ravitaillement. Mais, d’une manière générale, les autorités françaises font montre d’une extrême sévérité dont les fondements sont à rechercher dans le ressentiment anti-italien né du « coup de poignard dans le dos » du 10 juin 1940, de la méfiance vis-à-vis des revendications fascistes sur une partie de l’Afrique du Nord française et d’une prétendue « supériorité » ethnique. Ajoutons à cela que l’attitude bienveillante des Américains à l’égard des Italiens (pour des motifs politique mais aussi ethniques, en raison des origines latines de nombreux combattants de l’Oncle Sam) agace les Français, qui mettront un point d’honneur à réaffirmer leur souveraineté, sous l’impulsion de De Gaulle. Cet état de fait est confirmé par le refus de la part du Gouvernement d’Alger de considérer l’Italie comme « cobelligérante » en octobre 1943 (date de la déclaration de guerre du gouvernement Badoglio à l’Allemagne) et, ainsi, de restituer les prisonniers italiens, au moins en partie (il faudra attendre le GPRF et le mois de février 1945 pour que les relations diplomatiques entre les deux « sœurs latines » reprennent vie). Dans les camps français, la mortalité des Italiens est importante et imputable aux conditions de travail dans certain d’entre eux (les pauvres hères sont corvéables à merci), aux mauvais traitements (sadisme, vols systématiques d’effets personnels, voire même de viols de la part de geôliers indigènes)(1) et à l’état physique général des hommes, exténués par les longues marches durant la retraite puis jusqu’aux camps de concentration eux-mêmes. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : entre 50 et 60 décès par jour, soit plus de 3.000 au total (7,3% des internés, ce qui est très important). Toutefois, la situation est très inégale selon les camps et les régions de leur implantation : à Meknès par exemple, les prisonniers jouissent d’une si grande liberté et sont si importants dans l’économie locale (30% des effectifs de la ligne de chemins de fer Tanger-Fès) qu’ils menacent même de faire grève en janvier 1944 ; certains se font aussi remarquer par les relations intimes qu’ils entretiennent avec les épouses des colons qui les emploient. Mais cette exception ne saurait masquer la réalité, constatée de visu par les commissions de contrôle britanniques et américaines : les Français traitent très durement les prisonniers italiens et certains camps n’ont rien à envier à ceux que les nazis destinent aux soldats de l’Armée rouge. La guerre terminée en Europe, le retour en Italie prendra un temps considérable, pour des raisons diplomatiques et économiques. Paris n’accepte en effet de libérer ces contingents qu’à la condition que Rome se charge, à ses frais et avec ses propres navires, de leur rapatriement tout en les remplaçant par un nombre équivalent de prisonniers allemands (ce qui prouve le besoin de main d’œuvre sur place). La marine marchande italienne ayant quasiment disparu dans le tourbillon de la guerre, de telles conditions témoignent d’une volonté politique de freiner le plus longtemps possible le retour des Transalpins vers la mère patrie. Il faut attendre décembre 1945 pour que le rapatriement, lentement, commence enfin, après plus de trois ans de dure, voir très dure, captivité."
(1) Je précise "indigène" parce que le qualificatif revient de façon récurrente dans les témoignages. N'oublions pas le contexte: les Italiens sont des colonisateurs, même si leur empire n'existe plus en 1943, et subir des vexations de la part "d'indigènes" les choque au plus haut point. Par ailleurs, de nombreux témoignages montrent que les violences perpétrées par les troupes coloniales françaises sont une sorte d'exutoire: l'Italien, blanc, Européen, colonisateur, encaisse les coups pour le "maître" Français.
page 38 de "Nordafrica 1943": "(...) Un goumier, après avoir fracassé le crâne d'un de nos sergents à coups de crosse de fusil, écarte les bras tout en hurlant "c'est pas ma faute, c'est votre même race européenne" (sic). |