Cet épisode d'avant-guerre est assez symptomatique de l'état-d'esprit qui régnait en Suisse. Fermeté et compromis.
Chapitre Le danger p. 33
L'enlèvement de Berthold Jacob
Le 9 mars 1935, un écrivain et journaliste de 37 ans, nommé Berthold Salomon, alias Berthold Jacob, fut enlevé à Bâle pour être conduit en Allemagne. Jacob, un réfugié politique, vivait à Strasbourg. Parce qu'il était un adversaire du national-socialisme et surtout en raison de ses révélations concernant le réarmement secret du Troisième Reich, il avait été déchu de la nationalité allemande. S'étant rendu de Strasbourg à Bâle pour un entretien, il ne revint jamais.
Neuf jours après sa disparition, une demande de recherche fut déposée auprès du ministère public de Bâle ¬Ville.
Le rédacteur en chef du journal strasbourgeois La République, un ami et confrère de l'homme disparu, remit aux autorités bâloises une photographie de Jacob, un échantillon de son écriture et trois télégrammes que la femme de Jacob avait reçus depuis le départ de son mari.
II signala au ministère public un autre réfugié politique, un journaliste de Londres du nom de Hans Wesemann, que Jacob aurait dû rencontrer à Bâle.
Déjà le lendemain, la police criminelle de Bâle saisit à l'office des télégraphes de la ville les originaux des trois télégrammes. Ils n'étaient pas rédigés de la main de Jacob. Ils portaient l'écriture de Wesemann et l'adresse de son hôtel à Bâle.
Ce fait et quelques autres indices inci¬tèrent le ministère public à décerner un mandat d'arrêt contre Wesemann, qui n'était plus à Bâle. Mais il fut possible de l'arrêter.
Il ressortit des recherches de la police et des aveux partiels de Wesemann qu'un autre ressortissant allemand, un certain Walter Richter, était également impliqué dans l'affaire. On réussit à établir de façon sûre son identité: Richter était un fonctionnaire supérieur de la police secrète d'Etat (la Gestapo), à Berlin. II était commissaire dans la division 3 C.
Il se révéla alors que Wesemann avait reçu de Richter, déjà au printemps 1934, le mandat d'obtenir de Jacob l'indication de celui qui lui fournissait ses informations concernant le réarmement secret de l'Allemagne. Wesemann n'avait pu obtenir cette indication. I1 fallait donc que la Gestapo s'assurât de la personne de Jacob pour le contraindre, par des méthodes éprouvées, à dévoiler la source de ses informations.
Wesemann connaissait Jacob depuis de nombreuses années. I1 lui avait offert son aide pour la diffusion de ses écrits et était convenu avec lui d'un voyage d'affaires qu'ils feraient ensemble à travers l'Angleterre. Pour ce voyage, l'apatride Jacob avait besoin d'un passeport valable, que Wesemann acceptait de lui procurer. Tous deux devaient se rencontrer le 9 mars à Bâle chez un prétendu trafiquant de passeports, également une connaissance de Wesemann. Jacob ne soupçonnait aucunement ce dernier d'être un agent de la Gestapo.
La police criminelle de Bâle réussit au bout d'un temps relativement court à établir que trois autres agents allemands et collaborateurs de la Gestapo étaient aussi mêlés à l'enlèvement de Jacob. L'automobile transportant le réfugié et ses ravisseurs avait franchi la frontière allemande à vive allure, sans temps d'arrêt. Le crime put être recon¬stitué dans tous ses détails.
Pour finir, la police établit que Wesemann avait également participé à de précédentes entreprises criminelles de la Gestapo dans d'autres pays d'Europe. De son propre aveu, il entretenait aussi des relations avec les représentations diplomatiques du Troisième Reich dans trois capitales de l'Europe occidentale. L'affaire eut un retentissement international. La presse mondiale insistait sur le fait que c'était des services officiels allemands qui avaient préparé et exécuté un crime politique sur territoire suisse. On mentionnait comme circonstance aggravante le fait que la victime avait d'abord été attirée de France en Suisse pour être ensuite entraînée en Allemagne.
Berne dame le pion à Berlin
Berne ne lanterna pas. Le ministre de Suisse à Berlin, Paul Dinichert, entre¬prit une démarche très pressante au ministère des affaires étrangères déjà cinq jours après que la disparition de Jacob eut été signalée. Un samedi soir, à une heure inhabituelle, il remit la note verbale du Conseil fédéral. Il y était dit qu'on avait de sérieuses raisons de penser que Jacob avait été entraîné de vive force sur sol allemand. Le gouvernement suisse désirait savoir ce qu'il était advenu de Jacob et demandait que sa vie fût protégée.
Le ministre laissa entendre qu'il n'écartait pas l'hypothèse d'une prochaine exécution de Jacob, si cela n'était pas déjà chose faite. Il insista sur la gravité de l'affaire et sur les conséquences importantes qu'elle pourrait avoir. Une enquête immédiate et rapide, dit-il, est nécessaire. Chaque jour, chaque heure peut compter.
Le diplomate d'un petit Etat ne pouvait pas agir plus énergiquement.
Il ne pouvait surtout pas faire plus à ce moment-là, peu après le succès que le Troisième Reich avait remporté sur le plan de la politique internationale. Huit jours s'étaient en effet écoulés depuis qu'Hitler, faisant fi du traité de Versailles, avait annoncé au monde effrayé le rétablissement du service militaire obligatoire et un accroissement de 36 divisions pour l'armée allemande. Depuis lors, les puissances occidentales étaient comme paralysées.
Or c'est à ce moment précisément que le ministre de Suisse crut devoir troubler le week-end berlinois pour intervenir avec une énergie inhabituelle en faveur d'un émigré juif.
Berlin réagit rapidement. Le lundi déjà, une réponse allemande arrivait à Berne. A vrai dire, le ministère des affaires étrangères exposait les faits à sa façon. II ne peut être question, déclarait-il, d'un enlèvement de Berthold Jacob. Cet homme, un traître dangereux, recherché par la police, est entré illégalement et librement en Allemagne pour s'y entretenir avec ses complices. Il a été, à cette occasion, arrêté sur sol allemand.
Le jour même, les plus hauts représentants des autorités fédérales et bâloises examinèrent la situation délicate dans laquelle on se trouvait. Ils s'accordèrent à reconnaître que la Suisse ne pouvait pas céder et qu'elle devait au contraire, poser au gouvernement du Reich trois
exigences sur lesquelles il n'était pas possible de transiger: premièrement, restituer Jacob, deuxièmement, punir les coupables, troisièmement, donner l'assurance formelle que de tels faits ne se répéteraient pas.
Motta, chef du département politique, déclara: «Je suis résolu à aller jusqu'au bout des moyens pacifiques.» Un langage très ferme est nécessaire. I1 faut mener l'affaire à son terme, même au risque de faire naître un grave conflit. Il tint des propos semblables au Conseil des Etats et au Conseil national, ce qui lui valut une approbation enthousiaste dans la presse et au parlement.
Un échange de notes sans aménité suivit.
Berne communiquait au gouvernement du Reich les résultats de ses recherches de police. Le Conseil fédéral posait ses exigences. Berlin refusait carrément de restituer Jacob, affirmant qu'aucun service allemand n'avait trempé dans cette affaire. L'existence de contacts entre Wesemann et le Troisième Reich était également contestée. Les allégations suisses, était-il dit, reposent sur de simples suppositions, non étayées.
Le Conseil fédéral voulut soumettre le litige à un tribunal arbitral international. Sûr de son affaire, Berlin accepta. Au mémoire que le Conseil fédéral fit déposer devant la Cour internationale de justice à fin juillet étaient joints 73 documents prouvant que des autorités allemandes avaient participé à l'enlèvement de Jacob.
Berlin ne s'attendait pas à cela.
Déjà après une première lecture, le secrétaire d'Etat von Bülow devait déclarer au ministre des affaires étrangères que la Suisse avait la preuve des fausses allégations du ministère. Malheureusement, disait-il, Berne a réussi à fournir une preuve sans failles du rôle important que la Gestapo avait joué dans l'enlèvement de Jacob.
Berlin devait chercher à tirer son épingle du jeu avant qu'il ne fût trop tard. La solution la plus sage paraissait être d'accepter les exigences suisses et de les exécuter aussi discrètement que possible. Aussi le ministre des affaires étrangères du Troisième Reich, le baron von Neurath, poussait-il le chef de la chancellerie du Reich à liquider le plus rapidement possible cette désagréable affaire Jacob. I1 recommanda de solliciter d'urgence l'approbation d'Hitler.
Même le grand chef de la Gestapo proposa au ministère des affaires étrangères de restituer Jacob, de punir les responsables, de confirmer une fois pour toutes l'inviolabilité de la souveraineté territoriale de la Suisse.
Berlin était prêt à satisfaire sans conditions ces trois exigences.
La volte-face inattendue de Motta
Le ministre allemand des affaires étrangères pouvait compter que le Conseil fédéral ne s'apercevrait pas de l'effondrement des positions allemandes. C'est pourquoi il invita expressément le représentant du Reich à Berne à ne pas présenter dans un seul paquet les concessions que l'Allemagne était disposée à faire à contre-cœur.
Aussi la note que le ministre d'Allemagne remit au conseiller fédéral Motta le 28 août ne soufflait-elle mot de la restitution de Jacob. Seule la participa¬tion du commissaire Richter à l'enlèvement était reconnue et même expressément désavouée. Richter, était-il dit, a été congédié. A ce moment-là, la lutte diplomatique prit une tournure inattendue, sur laquelle il n'a pas encore été fait toute la lumière.
Le conseiller fédéral Motta passait pour un homme d'Etat expérimenté et un diplomate de réputation internationale. Il appartenait depuis 1912 au gouvernement fédéral; depuis 15 ans, il dirigeait la politique étrangère. II était en train de remporter un succès diplomatique inouï.
Or, à ce moment-là, il abandonna les atouts qu'il avait si brillamment gagnés. Il fit machine arrière et proposa au ministre d'Allemagne un compromis honorable pour le Troisième Reich.
Au ministre éberlué il expliqua qu'il n'avait jamais voulu dramatiser l'affaire, ni jeter le blâme sur le gouvernement allemand. Il avait toujours désiré, dit-il, régler l'affaire amicalement en obtenant de ce gouvernement qu'il restitue Jacob.
Le ministère des affaires étrangères, qui avait été jusqu'alors prêt à faire toutes les concessions, s'empressa de poser, à son tour, des conditions. Il donna l'ordre d'en présenter une série au conseiller fédéral Motta.
Motta les accepta.
Sur quoi Hitler autorisa la restitution de Jacob.
Les conditions allemandes, jugées acceptables par Motta, étaient les suivantes:
Premièrement, la restitution de Jacob devait être tenue secrète jusqu'à ce que cela fût chose faite.
Deuxièmement, la Suisse ferait passer immédiatement Jacob sur territoire français, ce qui devrait permettre d'em¬pêcher des «manifestations de triomphe d'éléments de gauche».
Troisièmement, le conseiller fédéral Motta chercherait à amener la presse bourgeoise à traiter l'affaire d'une façon correcte et brève. Lors du procès contre Wesemann, le Conseil fédéral insisterait dans la mesure admissible pour que le cas soit traité de manière discrète.
Le jour suivant, il fut décidé à Berne que Wesemann serait jugé, non pas par le Tribunal fédéral à Lausanne, comme l'eût exigé le caractère politique de l'affaire, mais par le tribunal cantonal à Bâle. On renonçait à une poursuite judiciaire pour violation de la souveraineté territoriale de la Suisse. Il était fait abstraction du délit majeur pour lequel Wesemann aurait dû être condamné: l'atteinte au droit des gens.
Le 17 septembre, l'Allemagne rendit Berthold Jacob à la Suisse. Le 20, celle-ci lui lit passer la frontière française.
Comme il avait été convenu, un communiqué informa après coup le public de la restitution et de l'expulsion de Jacob. Il ne disait rien de la violation de la souvetaineté territoriale de la Suisse et ne contenait aucune assurance pour l'avenir. A une exception près, les coupables n'étaient même pas mentionnés. II était simplement dit qu'un fonctionnaire subalterne avait été puni disciplinairement pour son comportement inadmissible. Rien n'était dit au sujet de Richter et de la fonction supérieure qu'il exerçait à la Gestapo.
La Suisse devait encore s'acquitter d'un autre engagement pris par Motta: traiter discrètement l'affaire dans le cadre de la poursuite ouverte contre Wesemann.
Des voeux allemands sont réalisés
I1 avait été prouvé que la Gestapo exerçait une activité en Suisse et qu'en l'occurrence également, elle n'hésitait pas à user de procédés criminels. Elle avait violé le droit des gens, porté volontairement atteinte à la souveraineté d'un Etat étranger. Au moins trois fois en l'espace de deux ans, elle avait appréhendé un adversaire politique sur sol suisse et l'avait entraîné de force en Allemagne. Le dernier de ces cas, l'enlèvement de Jacob, avait occupé la presse internationale.
Les recherches de la police avaient en outre révélé que la Gestapo se comportait de la même manière aussi dans d'autres pays. II était établi que Wesemann avait fait tomber entre les mains de la Gestapo des émigrés allemands en Angleterre, aux Pays-Bas et au Danemark. I1 avait dû avouer faire partie d'une organisation internationale d'indicateurs montée par la Gestapo. I1 entretenait des relations avec des diplomates allemands à Londres, à La Haye et à Paris.
Il eût été extrêmement désagréable à Berlin que ces agissements fussent rendus publics lors d'un procès devant un tribunal suisse.
Le conseiller fédéral Motta était prêt à épargner au Troisième Reich la divulgation de ces méthodes.
Pour cela, il fit rédiger une lettre qui reprenait non pas la version suisse mais la version allemande des relations de Wesemann avec l'ambassade d'Allemagne à Londres et du rôle joué par Richter.
Cette lettre devait être remise par le Département politique fédéral au ministère public du canton de Bâle-Ville et lue lors du procès ouvert contre Wesemann.
Comme Motta le fit savoir expressément au ministère des affaires étrangères à Berlin, son but était de couper court autant que possible à toute nouvelle discussion sur la question de la participation de services officiels allemands à l'enlèvement de Jacob.
Motta se montra encore plus accommodant envers les Allemands. Il fit rédiger deux projets de lettre, qui furent soumis à l'examen du ministère des affaires étrangères à Berlin, lequel fit son choix. Le texte fut revisé et corrigé à Berlin, approuvé aussi par la Gestapo, puis utilisé lors du procès de Bâle.
Le ministère public en donna lecture lors de la première audience, avec ce résultat que, comme l'écrivaient alors les Basler Nachrichten, il ne fut question des dessous du cas Jacob que sous la forme de quelques allusions.
Deux semaines plus tard, il fut donné connaissance de la même lettre à Londres, à la Chambre des communes. Pour démontrer qu'il n'y avait rien à craindre du Troisième Reich, le ministre britannique des affaires étrangères, Anthony Eden, invoqua un témoignage particulièrement autorisé, celui du conseiller fédéral Motta.
Motta fit encore une autre concession aux Allemands. La procédure contre les principaux coupables - le commissaire Richter et ses agents - se termina par un non-lieu. Ainsi l'affaire Jacob, si grave sous l'aspect du droit des gens et de la politique étrangère, ne déboucha plus que sur la poursuite d'une infraction de droit commun commise par un particulier du nom de Wesemann. Celui-ci fut condamné à trois ans de réclusion pour séquestration.
Des motifs obscurs
La volte-face de Motta, qui avait été, au début, fermement décidé à aller jusqu'au bout des moyens pacifiques mais fit ensuite de très importantes concessions, a de quoi étonner. Pourquoi ce brusque changement de direction ?
Les jugements des historiens ne sont pas concordants.
Edgar Bonjour, par exemple, suppose que Motta a peut-être été mû par la peur de voir l'Allemagne hitlérienne user bientôt de représailles graves au cas où le Conseil fédéral ne céderait pas au dernier moment.
J.-R, von Salis estime que la Suisse ne pouvait se permettre d'humilier un Etat étranger qui avait subi une défaite, en insistant pour l'accomplissement de conditions inutiles; Motta savait qu'il n'aurait pas été sage de faire perdre la face à un adversaire qui avait cédé.
Jost N. Willi, qui, comme auteur d'une vaste étude historique, passe pour être le meilleur connaisseur de cet épisode, suppose que Motta avait voulu gagner la faveur de l'Allemagne hitlérienne pour pouvoir ensuite faire de ce gain un placement durable.
Willi se demande également si le Département politique attachait peut-être plus de prix à la bonne apparence des choses qu'à leurs dessous. A côté d'avantages à court terme n'y avait-il pas des inconvénients à long terme? C'est la question qu'il pose.
On peut aussi se demander si les intérêts économiques suisses dans le Troisième Reich - ces intérêts qui, comme on l'a vu nettement plus tard, devaient être pris en considération dans la diplomatie - n'ont pas déjà joué un certain rôle dans la politique étrangère de la Suisse à cette époque. Quoi qu'il en soit, l'affaire Jacob a été un test qui n'a pas été sans suite. C'est en cela que réside son importance.
Pour la première fois depuis la prise du pouvoir par Hitler, elle a donné l'occasion de mettre à l'épreuve les moyens dont dispose la politique étrangère d'un petit Etat, de déterminer leurs limites, non pas en théorie, mais en pratique, au chaud d'un affrontement dramatique avec une grande puissance de caractère totalitaire.
On vit alors clairement que les leçons à en tirer reposaient non pas sur les faits, mais sur leur appréciation. C'était une question d'angle de vue et de tempérament politique.
On put, par exemple, enregistrer le règlement du cas Jacob comme un grand succès de politique étrangère remporté par la Suisse et le conseiller fédéral Motta. Et c'est bien ainsi que l'affaire était le plus souvent considérée. Motta avait, pour commencer, traité cet incident grave avec mordant. Le monde avait été impressionné. Aucun autre gouvernement n'avait jusqu'alors osé faire si énergiquement front contre l'Allemagne hitlérienne.
Le Danemark, les Pays-Bas et la Tchécoslovaquie avaient supporté sans broncher de pareilles immixtions et de pareils enlèvements. Ils avaient fini par essayer d'étouffer ces affaires. Même les grandes puissances étaient enclines à minimiser la gravité des ingérences du Troisième Reich.
L'attitude ferme de la Suisse était ainsi une chose nouvelle. Ce succès étonnant, encourageant, était dû en grande partie à l'habileté de Motta et à la solidité de ses décisions. Pour l'Allemagne hitlérienne, la restitution de Bertold Jacob était l'aveu d'une défaite, un aveu qui dépas¬sait les espérances les plus audacieuses. On pouvait donc penser que la fermeté politique avait aidé le plus faible à obtenir gain de cause. Cette fermeté inspirait le respect. Comme l'a constaté Bonjour, il y avait là une attitude qui était non seulement belle moralement, mais aussi sage et utile. La résistance semblait être payante.
Cette manière de voir n'était pas sans fondement. Les années qui suivirent devaient montrer que le national-socialisme, s'il rencontrait de la résistance en Suisse, marquait le pas et même reculait, ainsi que Bonjour l'a constaté plus tard. Souvent, des menaces allemandes se révélèrent comme de simples ballons d'essai.
Mais on pouvait tout aussi bien avoir un avis différent.
Une politique étrangère difficile
I1 était possible de dresser un bilan où le succès spectaculaire de Motta était presque effacé par les concessions qu'il avait faites.
Si l'on considérait les conditions qu'il avaient acceptées - des conditions qui avaient été publiées par trois journaux, mais qui ne furent ni reproduites ni démenties, et auxquelles on ne prêta pas une attention particulière - on devait conclure, en dernière analyse, que le résultat final de cette lutte diplomatique était très mince.
Jacob était rentré pour trois jours en Suisse, mais des assurances pour l'avenir n'avaient pas été données. Les coupables en Allemagne ne furent pas punis, au contraire. Richter fut promu. On ne soufflait plus mot d'une violation manifeste de la souveraineté suisse. Le conseiller fédéral Motta aidait le gouvernement allemand à jeter le manteau du silence sur les agissements contraires au droit des gens que se permettait la Gestapo. On sait même aujourd'hui que le Troisième Reich réussit à mettre de nouveau la main sur la personne de Jacob. Des agents allemands l'enlevèrent une seconde fois alors qu'il séjournait au Portugal. Il passa deux ans et demi en prison, dans le voisinage immédiat de Richter. Il mourut en février 1944.
Il était donc permis de penser aussi que le conseiller fédéral Motta avait été le perdant et le Troisième Reich le gagnant. On pouvait considérer que la fermeté n'avait pas porté ses fruits et que le rapport des forces avait contraint le Conseil fédéral à donner au gouvernement du Troisième Reich beaucoup plus qu'il ne demandait à ce gouvernement. Pour assurer la paix et survivre, le petit Etat n'avait pu faire autre chose que de finir par céder. II ne pouvait se permettre de tendre trop la corde. La maxime suprême de sa politique étrangère devait être d'éviter les conflits et, s'ils avaient éclaté, de les désamorcer, de les aplanir le plus élégamment. C'était précisément en agissant dans ce sens, considérait-on, que Motta avait manifesté son grand talent.
Ces opinions contradictoires étaient révélatrices des problèmes avec lesquels un petit Etat est aux prises dans le domaine des relations extérieures.
Ce qui pour un tel était un acte de sagesse politique était pour un autre une manifestation dangereuse de pusillanimité qui ne pourrait qu'encourager le Troisième Reich dans la voie des provocations. Cette alternative, pour laquelle on a forgé plus tard la formule «s'adapter ou résister», devait dès lors exercer une influence croissante sur la pensée politique jusqu'à la fin de la seconde guerre mondiale.
L'affaire Jacob eut encore une autre conséquence.
Elle obligea le Conseil fédéral à s'engager sur une voie qu'il ne put plus quitter jusqu'à la fin des hostilités.
Tandis qu'il cherchait, en politique étrangère, non sans susciter souvent de vives critiques à l'intérieur, à obtenir que le puissant voisin de la Suisse garde une humeur supportable, tandis qu'il s'efforçait de l'amadouer au prix de concessions parfois excessives, il prenait à l'intérieur du pays - en hésitant il est vrai - des mesures pour protéger la Confédération contre les ingérences étrangères. Le Conseil fédéral décida, par exemple, la création d'une police fédérale. I1 développa le ministère public de la Confédération. Il exerça une action très poussée en faveur de l'idée de la défense nationale et de la modernisation de l'armée de milice. I1 édicta des dispositions contre les mouchards et autorisa les gardes-frontière à faire usage de leurs armes à feu.
La situation avait changé. Ordre était désormais de tirer sur toute voiture automobile qui ne s'arrêterait pas à la frontière |