Comme chaque mois Marc-André Charguéraud nous confie un nouvel article qui honore notre forum.
L’article fait partie d’une série qui a pour titre :
La Shoah en perspective : idées reçues, paradoxes, polémiques, pages oubliées.
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L’Agence pour les réfugiés de guerre - « Trop peu, trop tard » : 1944-1945.
Début janvier 1944, Henry Morgenthau, le ministre américain des finances, rencontre le président Roosevelt. Il lui présente un rapport détaillant l’obstruction faite par certains fonctionnaires du Ministère des Affaires étrangères (Département d’Etat) aux secours et à l’accueil des Juifs d’Europe. Il informe aussi le Président du soutien apporté par la Chambre des Représentants à une motion recommandant « la création d’urgence par le Président d’une commission d’experts diplomatiques, économiques et militaires pour formuler et exécuter un plan d’action conçu pour sauver de l’extermination les survivants juifs d’Europe aux mains des nazis d’Allemagne ».[1]
Roosevelt ne va pas se laisser imposer par le Parlement la mise en place d’urgence d’un si vaste plan de sauvetage. Le 22 janvier 1944, il signe un décret qui crée l’Agence pour les réfugiés de guerre, le fameux War Refugee Board (WRB). L’objectif est nettement plus limité. La motion est largement vidée de sa substance. Il évite, selon son habitude, d’employer le mot «juif».
Le décret interdit au WRB de prendre des mesures qui puissent gêner «la poursuite victorieuse de la guerre» ou qui «viole les lois d’immigration américaines et anglaises, y compris celles concernant la Palestine». Interdiction est faite au WRB de payer une rançon ou de négocier avec les Allemands directement ou indirectement. [2] Pendant son existence, l’agence ne dépensera que la somme très modeste de $ 550.000.
Le WRB soulève immédiatement l’animosité du Département d’Etat qui estime qu’une partie de son autorité est usurpée.[3] Un conflit oppose le WRB aux Britanniques qui désirent que le blocus soit strictement maintenu sur le plan financier comme sur celui de l’envoi de secours.[4]
Dans ce contexte hostile, soumis à des contraintes qui semblent souvent irréalistes tant elles sont contraires à la mission confiée au WRB, John Pehle et sa petite équipe vont oeuvrer avec courage et persévérance.
Pour Arthur Morse, en un an le WRB aurait réussi le sauvetage de centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants.[5] Daniel Wyman est plus nuancé, il estime que le WRB joua un rôle capital dans le sauvetage d’à peu près 200 000 Juifs.[6] Ce n’est pas ce que pense Bernard Wasserstein pour lequel les principales réussites du WRB semblent se situer dans le domaine de la rhétorique.[7]
Le WRB n’a eu que trois représentants en Europe neutre, Iver Olsen en Suède, Roswell McClelland en Suisse et Ira Hirschmann en Turquie. Olsen a soutenu l’arrivée de Raoul Wallenberg en Hongrie, mais lui a interdit de se présenter comme envoyé du WRB. Le JOINT a assuré le financement de Wallenberg.[8] Le WRB a obtenu que le gouvernement américain sursoie à l’application de l’embargo sur le transfert de certains secours financiers vers l’Europe.
McClelland en Suisse est chargé de suivre les négociations que Saly Mayer, un dirigeant juif suisse, mena avec les Allemands. Le 21 août 1944, Cordell Hull, le ministre d’Etat, envoie à McCelland un télégramme sans équivoques : « Si une rencontre (avec les Allemands) prenait place, Saly Mayer devra y participer comme citoyen suisse (...) et non (je répète non) comme représentant de quelque organisation américaine que ce soit ».[9]
Le jugement de Yehuda Bauer [10] sur Hirschmann en Turquie est sans appel : « Il se pose en homme providentiel; c’est lui qui aurait tout fait. En vérité, malgré ses bonnes intentions et son énergie, ses actions de sauvetage échouèrent lamentablement ».[11] Le Département d’Etat est ici aussi intervenu auprès de son ambassadeur à Ankara pour lui demander de limiter les activités de Hirschmann. Elles risquaient de gêner d’autres négociations plus importantes [12].
N’a-t-on pas confondu dans de trop nombreux cas des appels à intervenir avec des actions réelles de sauvetage ? C’est sur place qu’il fallait agir pour avoir une politique de secours efficace. Son absence sur le terrain a constitué pour le WRB une grave difficulté à surmonter.
A défaut de pouvoir monter des opérations de sauvetage inopérantes, Pehle s’est donné pour but d’augmenter le nombre de réfugiés pouvant trouver asile en Turquie, au Portugal, en Suisse, en Espagne ou en Suède. Ces réfugiés devront être par la suite transférés outre-mer, en Afrique du Nord, Palestine, Amérique du Nord et du Sud, afin de faire place à de nouveaux arrivants des pays occupés par les nazis.[13] Le WRB demande alors aux gouvernements des pays neutres en Europe de faire savoir qu’ils sont prêts à accueillir tous les réfugiés dès qu’ils arrivent à leurs frontières.[14] L’Agence assure ces puissances qu’elle subviendra aux besoins de ces nouveaux réfugiés et se chargera aussitôt que possible de leur évacuation.[15] Ces promesses sont restées sans lendemain, l’Agence n‘ayant ni l’autorité ni les ressources financières nécessaires pour s’engager formellement.
Parallèlement Pehle approche sans succès les pays du Commonwealth britannique et ceux d’Amérique du Sud pour qu’ils ouvrent leurs portes aux réfugiés. La réponse du Nicaragua est symptomatique : il n’autorisera l’entrée des réfugiés qu’ « aux mêmes conditions que les Etats-Unis et en nombre proportionnel à la population respective des deux pays ».[16] La question est close. Il est hors de question que le WRB demande au gouvernement un assouplissement des sacro-saintes lois américaines sur l’immigration.
Deux possibilités d’accueil de réfugiés auraient pu donner un nouveau souffle au WRB. En avril 1943, la Conférence des Bermudes décide l’installation d’un camp pour les réfugiés en Afrique du Nord à Fedhala. Les premiers réfugiés y arrivent en mai 1944. Ils ne seront que 630, un nombre qui ne correspond pas aux besoins. Il aurait fallu qu’un représentant du WRB soit présent en Espagne pour assister les nouveaux arrivés qui sont internés dès leur arrivée dans l’horrible camp espagnol de Miranda. Carlton Hayes, l’ambassadeur américain à Madrid, s’y oppose sous prétexte que cela entraverait son programme de sauvetage des prisonniers de guerre.[17] Le WRB n’est pas soutenu par Roosevelt qui dès la création du camp écrit : « Je me pose la question au sujet de l’envoi d’un grand nombre de Juifs. Ce serait très imprudent ».[18]
En mars 1944, un directeur du Département d’Etat propose à Pehle de créer un refuge temporaire pour les victimes potentielles des nazis qui auraient pu s’enfuir. L’opinion publique s’enflamme pour ce projet de « Ports francs pour les réfugiés ». Roosevelt en bon politique suit le mouvement. Mais ne voulant pas risquer des reproches du Congrès, il limite le nombre d’arrivant à 1 000. Ils ne seront que 983 dont 818 Juifs à arriver. [19] Une opération au potentiel d’envergure aboutit à ce score dérisoire mettant un terme à ce qui aurait pu constituer pour les WRB une activité concrète.
« La conclusion est certaine, le WRB ne fut que l’expression du soutien moral et politique de l’administration pour sauver les Juifs avec des moyens juifs ». Ce jugement de Yehuda Bauer est sans concession. Il mérite une explication.[20] Pourquoi Roosevelt a-t-il attendu janvier 1944 pour lancer le WRB alors que 85% des Juifs qui sont morts pendant la Shoah ont disparu ? [21] Pourquoi ne pas avoir soutenu Pehle et son équipe et rappelé à l’ordre son Département d’Etat ? La réponse est simple : le Président n’a jamais souhaité qu’une telle agence soit créée au profit des réfugiés. Il ne l’a mise en place que sous la pression de l’opinion publique et de la Chambre des Représentants.
Il n’en reste pas moins que pour les survivants juifs, dans la mesure où ils en ont été informés, la mise en place et les activités du WRB ont eu un impact positif sur leur moral, même s’ils n’ont pas constaté de résultats pratiques. Enfin l’Amérique s’intéresse à leur sort, reconnaît leur calvaire et intervient.
[1] FINGER Seymour, M. ed.
American Jewry during the Holocaust, New York, Holmes and Meier, 1984, annexe 6, p.3.
[2] BRAHAM Randolph,
The Politics of Genocide, The Holocaust in Hungary, Columbia University Press, New York,1981, p. 1103. BAUER Yehuda,
A History of the Holocaust, Franklin Watts, New York, 1982, p. 414. Pour la Palestine, il s’agit du quota annuel d’immigration décidé par la Grande Bretagne, puissance qui dirige la Palestine à la suite du mandat qui lui a été confié par la Société des Nations.
[3] PINSKY Edward D,
Cooperation among American Organisations in Their Efforts to Rescue European Jewry during the Holocaust, 1939.1945, New York University Press, 1980, p. 13.
[4] WASSERSTEIN Bernard, B
ritain and the Jews of Europe, 1939-1945, Clarendon, Oxford, 1979, p. 323.
[5] MORS Arthur D,
While Six Millions Died : a Chronicle of American Apathy, The Overlook Press, Woodstock, New York 1983, p.. 381.
[6] WYMAN David,
L'abandon des Juifs. Les Américains et la solution finale, Flammarion, Paris, 1987, p. 368.
[7] WASSERSTEIN Bernard in FURET Francois, ed.
L'Allemagne nazie et le génocide Juif, Gallimard, le Seuil, Paris, 1985, p. 363. Tous sont des historiens de renom de la Shoah.
[8] JOINT, la grande organisation caritative de l’American Jewish Committee. D’autres transferts des Fonds du JOINT eurent lieu vers l’Europe en cette dernière année complète de guerre.
[9] BAUER Yehuda,
American Jewry and the Holocaust : The AJJDC 1930-1945, Wayne State University Press, Detroit , 1981, p. 414. Saly Mayer représentait le JOINT en Suisse.
[10] Yehuda BAUER a étudié en détail les « tractations » turques.
[11] BAUER Yehuda,
Juifs à vendre : Les Négociations entre nazis et Juifs, 1933-1945, Liana Levi, Paris, 1996, p. 256.
[12] OFER Françoise,
Ces Juifs dont l’Amérique de voulait pas, 1945-1950, Editions Complexes, Paris, 1995, p. 270.
[13] MORS, Op. Cit. p. 314.
[14] Turquie, Portugal, Suisse, Espagne, Suède.
[15] WYMAN, Op. Cit. 1987, p. 275.
[16] MORS, Op. Cit. p. 341.
[17] AVNI Haim,
Spain, the Jews and Franco, The Jewish Publication Society of America, Philadelphia, 1982, p. 101.
[18] IBID. p. 118.
[19] BREITMAN Richard et KRAUT Alan,
American Refugee Policy and European Jewry , 1933-1945, Indiana University Press, Bloomington 1987, p. 199.
[20] BAUER, Op. Cit. p. 407.
[21] HILBERG Raul,
La destruction des Juifs d'Europe, Fayard, Paris, 1988, p. 1046. Pourcentage calculé à partir du tableau B3.
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