Le nouvel article mensuel que nous confie Marc-André Charguéraud, évoque le rôle des pays neutres participant à l’effort de guerre nazi par leurs fournitures de matières stratégiques.
L’article fait partie d’une série qui a pour titre La Shoah en perspective :
Idées reçues, paradoxes, polémiques, pages oubliées
Les neutres retardent la victoire
Chaque jour supplémentaire de guerre condamne à mort un millier de Juifs
Quatre pays neutres, la Suède, le Portugal, l’Espagne et la Turquie ont livré à l’Allemagne pendant la guerre des matières premières essentielles à son industrie d’armement. « L’existence même de l’Allemagne dépendait de l’importation du minerai de fer de haute qualité suédois », écrit William Shirer dans son ouvrage monumental sur le Troisième Reich.[1] Les Alliés ont compris dès le début de la guerre l’importance vitale de ce minerai suédois pour la production de matériel militaire allemand. En avril 1940 le débarquement franco-britannique qui échoue à Narvik, petit port septentrional de Norvège, a été organisé pour « couper la route du fer ».
La Turquie a livré presque 100% des besoins allemands de chrome. Albert Speer, ministre de l’Armement, écrit à Hitler en novembre 1943 : «Si les livraisons de Turquie sont interrompues, nos stocks de chrome ne suffiront que pour cinq à six mois. La fabrication d’avions, de tanks, de véhicules à moteur, de sous-marins et de pièces d‘artillerie devra cesser dans les trois mois qui suivront».[2]
Les experts alliés ont conclu que si l’Allemagne manquait de wolfram, le minerai qui raffiné donne du tungstène, son industrie de machines-outils et ses capacités de production d’acier spéciaux pour le blindage, l’armement lourd et les moteurs d’avion, cesseraient dans les trois mois. Le Portugal et l’Espagne fournissaient 90% des besoins allemands. En janvier 1944, le ministre espagnol du Commerce et de l’Industrie estime impossible de refuser à l’Allemagne une matière première qui « a une valeur exceptionnelle en temps de guerre ».[3] De son côté, Antonio Salazar, le chef d’Etat du Portugal, reconnaît au début 1944 que refuser le wolfram aux Allemands « réduirait leur puissance et que la guerre en serait raccourcie ».[4]
Devant un tel consensus, tout aurait dû être mis en œuvre pour faire cesser ces livraisons indispensables de matières premières. Avancer la fin de la guerre de quelques mois, même quelques semaines, aurait sauvé un grand nombre de vies. Il ne faut pas oublier que pendant la dernière année de la guerre, parmi les victimes civiles et militaires, on compte plus de 10.000 Juifs chaque semaine.
En avril 1944, Cordell Hull, le ministre américain des Affaires étrangères, met en garde les neutres : « Nous ne pouvons plus donner notre assentiment à ces nations qui bénéficient des ressources des pays alliés et, en même temps, contribuent à la mort de troupes dont le sacrifice protège pourtant leurs vies autant que les nôtres ».[5] En octobre 1944, Winston Churchill s’insurge : « Je considère que c’est la dernière chance pour les Suédois de sauver leur réputation face au monde. Il y a quelques mois, ils pouvaient plaider l’effroi. Maintenant ils n’ont plus d’excuses, si ce n’est l’égoïsme calculé dont ils ont fait preuve dans les deux guerres contre l’Allemagne ».[6]
Malgré de nombreuses pressions alliées, les livraisons de matières premières stratégiques à l’Allemagne vont continuer, bien qu’à un rythme plus faible. Les exportations du minerai de fer suédois ne cessent qu’en novembre 1944. Celles du chrome de Turquie en avril. Pour celles de wolfram du Portugal et d’Espagne, il faut attendre la Libération de la France qui en août arrête tout trafic vers l’Allemagne.[7] Des chercheurs britanniques, qui ont étudié la question depuis, concluent qu’« à aucun moment de la guerre l’Allemagne n’a été affaiblie de façon décisive par des pénuries dues uniquement au blocus ».[8]
Malgré l’enjeu décisif les Alliés ont adopté une « politique de douce conciliation » qui n’a pris fin que lorsque l’étau des armées alliées s’est resserré sur l’Allemagne, constate Henry Simpson, ministre de la Guerre américain, dans un mémorandum daté du 22 juin 1944.[9] Est-ce parce que, comme le montre l’histoire officielle britannique, il y avait entre Alliés « d’importantes incompatibilités de buts et d’humeurs… chaque partie étant tour à tour exaspérée ou encouragée par l’autre à prendre de nouvelles initiatives » ?[10]
Les Alliés ont cru pouvoir persuader les neutres de réduire leurs exportations vers l’Allemagne en les menaçant financièrement. La Déclaration de Londres du 5 janvier 1943 sur la nullité de transactions commerciales avec l’ennemi, ou la déclaration du 22 février 1944 de la non validité des paiements reçus avec de l’or volé par les puissances de l’Axe n’eurent malheureusement aucune influence sur le volume des exportations.
Il aurait fallu intervenir de manière plus directe. Les Alliés approvisionnent les neutres en pétrole, caoutchouc, produits chimiques et céréales, des matières premières que ces pays ne peuvent se procurer ailleurs. Ils ont craint qu’un embargo sur ces produits de première nécessité n’entraîne ces neutres vers une collaboration renforcée avec l’Allemagne. En 1943, on voit mal ce qu’ils peuvent apporter de plus à l’ennemi. Et comme l’écrit l’historien suédois Stephen Koblik : « Tous les doutes concernant l’issue de la guerre disparurent dans l’esprit des dirigeants politiques après le mois de novembre 1942 ».[11]
Les neutres ont plaidé la peur de représailles militaires allemandes s’ils cessaient les approvisionnements. Un argument sujet à caution. Le 13 octobre 1940, lors d’une rencontre à Hendaye restée célèbre, le général Franco refuse le passage de la Wehrmacht pour se saisir de Gibraltar. L’Espagne alors à bout de souffle tient tête au Führer au zénith de sa gloire et sa puissance. Les risques d’une intervention allemande sont pour le Caudillo bien plus faibles trois ans plus tard. En 1943, une conquête de la Suède par les Allemands est devenue très hypothétique étant donné leurs difficultés majeures rencontrées ailleurs et l’hypothèse d’affronter 400 000 Suédois entraînés et bien armés.
Le Portugal n’a pas plus à craindre. N’a-t-il pas en 1943 accordé aux Alliés l’implantation d’une base aéronavale de première importance aux îles Açores en plein Atlantique sans que Berlin ne se manifeste. Sans aller jusqu’à débarquer dans un pays neutre, comme ce fut le cas en Norvège en 1940, les Alliés auraient semble-t-il pu envisager des mesures plus radicales étant donné l’importance capitale de ces matières premières dans l’issue de la guerre.
Une possibilité parmi de nombreuses autres aurait été de couler les cargos suédois qui transportaient les dizaines de milliers de tonnes de minerai de fer suédois à travers la Baltique. Les Alliés avaient dès 1943 la maîtrise de l’air comme en attestent les bombardements massifs de Hambourg. Mais on ne réécrit pas l’histoire à partir d’hypothèses. Il n’en reste pas moins que l’on peut se poser la question de ce qui apparaît comme une série d’occasions manquées par les Alliés. Il aurait suffi de faire cesser un seul de ces trafics pour mettre la machine de guerre allemande en péril et renforcer la probabilité d’une victoire plus rapide. Quant aux Neutres, conscients dès 1943 que l’Allemagne allait perdre la guerre, ils ont néanmoins continué leurs exportations pour remplir leurs caisses au prix d’un nombre très élevé de victimes.
[1] SHIRER William,
Le IIIème Reich, Stock, Paris, 1990, p. 716.
[2] EIZENSTADT Stuart,
US and Allied Wartime and Postwar Relations and Negociations with Argentina, Portugal, Spain, Sweden and Turkey. US Governement, June 1998. p. 11.
[3] IBID. p. 34.
[4] IBID. p. 11
[5] EIZENSTADT Stuart,
Le rapport Eisenstadt, Le Nouveau Quotidien, Lausanne, 1997, p.40.
[6] LEVINE Paul,
From Indifference to Activism, Swedish Diplomacy and the Holocaust, 1938-1944. Acta Universitatis Upsaliensis, Uppsala, 1996, p. 70.
[7] EIZENSTADT 1998, p. 133, 39 et 34.
[8] EIZENSTADT 1997, p. 38.
[9] IBID
[10] IBID. p. 2.
[11] KOBLIK Steven,
The Stones Cry Out : Sweden Response to the Persecution of the Jews, The Holocaust Library, New York, 1988, p. 33.
Copyright Marc-André Charguéraud. Genève. 2011