Ce chapitre révèle clairement le climat politique de l'entre-deux guerres. Les relations déjà tendues avec l'Allemagne, mais aussi cette reconnaissance de l'attaque de Mussolini en Ethiopie qui n'améliora pas l'image du Conseil fédéral, ni auprès du peuple, ni auprès des futurs alliés.
Le tournant p.115
La crise économique, la lutte des classes, les mouvements frontistes, l'infiltration nationale-socialiste: la Suisse serait-elle capable, dans ces conditions, de résister à une menace massive?
Cette question suscitait de sombres prophéties, mais qui, malgré tout, ne se réalisèrent pas. Un tournant était amorcé.
Le parti socialiste revisait son programme, décidant d'accepter l'Etat bourgeois, de l'armer et de le défendre. La bourgeoisie, elle aussi, entra en composition. Elle fit la paix avec les syndicats.
Ce double changement de direction, à droite et à gauche, le souci du juste milieu, amenèrent les adversaires à «causer».
Un armistice fut conclu, une convention fut signée. Employeurs et syndicats convinrent de déposer l'arme de la grève et celle du lock-out. Ils s'engagèrent à régler désormais pacifiquement leurs différends.
C'était à l'époque un pacte bien propre à frapper les esprits: le compromis au lieu de la barricade entre les classes, la prise en considération des intérêts respectifs au lieu de la lutte à outrance. Comment ce tournant quasi miraculeux avait-il pu se produire?
On a dit que personne ne voulait sacrifier ce qui existait, ce qui, malgré de nombreux défauts, était jugé digne d'être conservé et défendu: l'autonomie communale, la liberté économique, une presse libre et généralement critique et des institutions publiques extraordinairement imbriquées, avec leurs particularités, mais aussi avec tout le domaine laissé à la liberté personnelle.
Il est possible qu'on ait été d'accord sur ce point.
Mais la raison, la simple sagesse suffisaient-elles pour surmonter les résistances intestines à droite et à gauche? Abstraction faite des intérêts de classe, il existait un ensemble de sentiments qui s'étaient lentement accumulés dans la nuit d'un sombre passé et qui ne pouvaient certainement pas se dissiper d'un jour à l'autre: pour la bourgeoisie, c'était la peur d'une «révolution bolcheviste», pour la gauche, c'était la crainte d'une «réaction sanglante».
La science historique récente a mis en lumière les étranges raisons de ces appréhensions et montré qu'il s'agissait en grande partie d'erreurs de jugement et de fausses suppositions. Quelques mots sont nécessaires à ce sujet.
La Suisse, centre révolutionnaire
A l'origine, il y avait une idée fausse, à savoir que la Suisse était le berceau de la révolution. Elle naquit en 1917.
Des commentateurs politiques qui exerçaient leur activité après la première guerre mondiale dans les capitales européennes considéraient que la révolution d'octobre en Russie était l'oeuvre d'un homme: Lénine. Ils soutenaient que l'histoire universelle aurait suivi un autre cours si Lénine et ses trente amis révolutionnaires avaient été empêchés en avril 1917 de quitter leur asile suisse pour retourner en Russie. Ils se figuraient que l'œuf de la révolution bolcheviste était éclos dans des bibliothèques et des cabinets de travail de la Suisse. Ils croyaient avoir découvert que le plus grand bouleversement révolutionnaire de notre siècle avait débuté en Suisse et non pas en Russie.
Ces commentateurs pouvaient invoquer le fait que, pendant la première guerre mondiale, 1500 Russes et près de 20000 déserteurs et réfractaires avaient trouvé refuge en Suisse. Ils en tiraient la conclusion que ce monde louche s'était fait le porteur des «bacilles révolutionnaires» et même qu'il avait fait de la Suisse un dangereux foyer de contagion pour toute l'Europe.
Cette opinion absurde éveilla un écho étonnant. Même dans les chancelleries européennes et à Washington, on la prit tellement au sérieux qu'on caressa l'idée d'une action de police entreprise par des pays de l'Entente, avec des moyens militaires, contre la Suisse.
Dans le pays même, une partie importante de la bourgeoisie inclinait à penser qu'il y avait du vrai dans cette idée. Elle s'inquiétait du fait que la révolution russe avait suscité des démonstrations de rue et des heurts à Zurich, qui avaient fait des blessés et des morts. Elles constatait avec une appréhension croissante que le parti socialiste suisse, qui, jusqu'à l'éclatement de la première guerre mondiale, se proposait de transformer graduellement l'Etat dans le sens d'une démocratie socialiste, s'était radicalisé, probablement sous l'influence de Lénine.
A cela s'ajoutait que cette radicalisation se faisait remarquer par un pathos révolutionnaire, les appels et les résolutions grandiloquents d'une minorité extrémiste, des paroles menaçantes qui suscitaient dans la bourgeoisie l'image répulsive de la terreur sanglante que dépeignaient les informations venues de Russie.
Ainsi naquit l'idée que la Suisse était le centre d'un cyclone déchaîné sur l'Europe entière. On ne tenait pas compte du fait que ses institutions publiques et son armée étaient intactes et qu'il n'y avait aucune force révolutionnaire derrière les outrances verbales de la gauche. Mais peut-être était-ce difficile de le déceler?
Des appréciations erronées, une hantise
La crainte du bolchévisme s’éveilla alors.
Des journaux sérieux comme la Gazette de Lausanne et la Neue Zürcher Zeitung publiaient des informations dénonçant les prétendus plans révolutionnaires du socialisme suisse.
I1 y était question d'attentats à la bombe contre le palais fédéral, les banques, des bâtiments des tribunaux et de la poste, de l'arrestation des conseillers fédéraux, des chefs de l'armée et d'au moins deux mille représentants de la bourgeoisie, ainsi que de l'exécution d'otages sur des places publiques. II était allégué que la révolution était préparée avec l'aide de la mission soviétique à Berne, qu'elle était aussi financée par les Russes, qui avaient déjà fait passer des millions de roubles en Suisse. Quatre journaux suisses ne craignaient pas d'affirmer que les Alliés avaient déjà signifié au Conseil fédéral qu'ils ne toléreraient pas une révolution en Suisse.
Ces «révélations», dont on apprit plus tard qu'elles étaient de pures inventions, alarmèrent le Conseil fédéral et le public. L'annonce d'une fête de la révolution provoqua une levée de troupes, qui, à son tour, provoqua une grève de protestation. Cette grève, malgré l'épidémie de grippe qui ravageait le pays, entraîna la mise sur pied de troupes - jusqu'à 100000 hommes - qui devaient assurer l'ordre troublé par une grève générale proclamée en réponse à cette mobilisation. C'était une succession rapide d'actes et de ripostes plus sérieux les uns que les autres, une escalade qu'il n'était presque pas possible d'arrêter. La mission diplomatique soviétique fut expulsée. Pendant plus d'un quart de siècle, la Suisse ne devait plus entretenir de relations diplomatiques avec l'Union soviétique.
Révolution? En réalité, ni la direction du parti socialiste ni le comité d'action qui proclama la grève générale n'avaient posé des exigences débouchant sur une tentative de révolution. Comme l'ont prouvé les recherches historiques, ils ne voulaient ni révolution, ni guerre civile. La grève générale dura trois jours, sans qu'il y eût d'actes de violence dirigés contre les autorités fédérales. Une majorité considérable d'ouvriers de l'in¬dustrie (presque 70 pour cent) était opposée à la grève. Les paysans étaient du côté de la bourgeoisie. Ils menaçaient de marcher sur Berne, d'agir à l'encontre des ouvriers en grève. Ce ne furent pas les grévistes qui les retinrent de le faire. Ce fut le commandant en chef de l'armée.
Une tempête dans un verre d'eau.
C'est ce que prouvèrent aussi les poursuites judiciaires ouvertes contre les meneurs. Les faits ne suffisaient pas pour justifier une accusation de haute trahison ou d'émeute, ou au moins de simple incitation. Le tribunal militaire estima qu'il n'était pas possible de prouver l'existence d'un complot ou d'une mutinerie. Sur les 21 accusés, 17 furent acquittés, 4 (en raison de la teneur de l'appel) punis de la peine la plus légère. Tels sont les faits, mais dont on ne prit pas connaissance, ni à l'époque, ni dans les années suivantes. Comme toujours, c'était non pas la réalité des faits, mais des sentiments cachés au fond des consciences qui dirigeaient les hommes et écrivaient leur histoire. La peur injustifiée du bolchevisme ne lâchait plus la bourgeoisie. (note cf : c’est faire tout de même peu de cas des victimes…)
II faut cependant dire que des intérêts très précis contribuaient à empêcher que les mauvais souvenirs ne se dis¬sipent bientôt. C'était surtout des organisations antimarxistes nées à l'occasion de la grève générale qui y pourvoyaient, par exemple, l'«Union civique de Genève», issue des gardes civiques, la «Ligue patriotique suisse» ou la très influente «Presse suisse moyenne», qui fournissait des articles politiques à des centaines de journaux.
Sous l'influence des conflits du travail et de la crise économique du début des années 20, ces organisations reprenaient inlassablement les bobards et les clichés du temps de la grève générale. Nous disons inlassablement, car encore à l'époque de la seconde guerre mondiale, alors que le patriotisme de la gauche s'était révélé depuis longtemps comme un des plus sûrs piliers de la résistance nationale, le directeur de la «Presse moyenne» cherchait à gagner ses amis et les hautes sphères militaires à l'idée d'une «action antirévolutionnaire», de la fondation de cellules secrètes, rigoureusement organisées, dans les grandes entreprises industrielles de la Suisse, dans le dessein de «combattre le danger communiste».
Comme on sait, les fronts entreprirent également de faire croire au danger d'une révolution bolchevique. Mais toutes ces tentatives de faire de la politique par le verbiage et la déformation des faits devaient finalement échouer lorsque la Suisse, dans les années d'avant-guerre, se trouva en face de dangers réels. La peur du bolchevisme, qui hanta longtemps les esprits, finit par se dissiper peu à peu.
La gauche antimilitariste
Et la gauche?
Comment pouvait-elle arriver, à la veille de la seconde guerre mondiale, à renverser les deux principes qui lui avaient valu l'hostilité particulière de la bourgeoisie: le refus de la défense nationale et l'instauration - inscrite dans le programme du parti- d'une dictature du prolétariat. Ici aussi, des erreurs de jugement ont, semble-t-il, joué un rôle.
Le parti socialiste et l'Union syndicale n'avaient jamais contesté le principe de la défense nationale, mais ils ne l'acceptaient qu'avec une importante réserve.
Ils soutenaient qu'une armée démocratique, une armée de milice, devait être employée à défendre le pays et non pas contre des travailleurs faisant usage de leur droit de grève. La réserve, croyaient-ils, était justifiée puisque des troupes avaient été levées contre les ouvriers dans cinq cas de grève ou de lock-out au cours des quarante der¬nières années du siècle précédent et dix fois durant les douze années suivantes. Lorsque le Conseil fédéral et le com¬mandement de l'armée, en novembre 1918, dans l'attente de troubles possibles, mobilisèrent contre des grévistes d'abord quatre régiments d'infanterie et quatre brigades de cavalerie, enfin 100000 hommes, la gauche en avait été particulièrement affectée.
La méfiance à l'égard de l'armée s'accrut à un point tel que le boycottage de la défense nationale parut aux socialistes plus justifié que jamais. A vrai dire, ils ne soutenaient pas l'idée du refus du service militaire, mais ils s'opposaient par principe à l'ouverture de crédits pour une armée qui avait, si l'on peut dire, été envoyée contre eux. I1 faut aussi dire que l'attitude socialiste répondait à un pacifisme humanitaire qui était alors largement répandu et exerçait une certaine influence égale¬ment sur le mouvement ouvrier suisse. Aux yeux des pacifistes, l'opposition à l'armée représentait une obligation morale qui primait toute décision politique. C'est ainsi que pour la gauche - tant qu'elle conserva ces idées - il s'agissait tout autant de problèmes de conscience que de principes politiques. Max Weber, un des chefs de file du mouvement syndical, qui avait joué aussi un rôle décisif dans la détermination de la politique socialiste, a exposé comment, dans son cas, éthique et politique étaient étroitement liées et comment il arriva que le socialiste pacifiste qu'il était se transforma en un homme qui, plus tard, fit une pressante démarche pour servir son pays comme soldat.
C'était l'histoire d'un changement de mentalité qui permit le tournant dont il est ici question.
L'exemple de Max Weber
En 1919, Weber visita les champs de bataille français de la première guerre mondiale avant de se rendre en Angleterre et aux Etats-Unis pour poursuivre sa formation. Ce docteur ès sciences économiques de 22 ans se rendit avec un ami à Reims et sur les hauteurs du Chemin-des-Dames, âprement disputées au printemps de 1917.
Durant tout un jour, les deux jeunes gens parcoururent les lieux. Cent mille Européens - Allemands, Français, Anglais - y avaient péri. Le paysage était détruit. Le grand silence. Aucune vie. «C'était, dit Weber, comme de la farine, aucun arbre, aucune maison, rien du matin jusqu'au soir. Six mois après la fin de la guerre, nous trouvâmes le squelette d'un soldat qui n'avait pas été enterré. »
Le soir, Weber se promit de contribuer de toutes ses forces à empêcher les guerres.
Dans tous les pays du monde, un mouvement suscité par l'indignation naquit à cette époque. Sa devise était «plus jamais de guerre». Weber s'y rallia.
I1 ne recula pas devant les conséquences désagréables. Rentré en Suisse, il refusa d'accomplir le service militaire et fut condamné à une peine privative de liberté, exclu de l'armée. Il subit sa peine et accepta d'être injurié, souvent même méprisé.
Les années passèrent sans que le monde fût devenu plus pacifique. Mais une fois encore l'espoir de voir l'humanité mise pour toujours à l'abri des guerres ressuscita lorsque des représentants diplomatiques de presque toutes les nations du globe se réunirent à Genève pour une conférence en vue du désarmement. Les cloches de la paix sonnèrent.
Les illusions des pacifistes s'évanouirent cependant lorsque les grandes puissances eurent proclamé que les nations avaient les mêmes droits aussi en ma¬tière d'armements. Six semaines plus tard, Hitler prit en main le pouvoir. Le réarmement de l'Allemagne, très longtemps tenu secret, préparait la seconde guerre mondiale.
Weber, maintenant âgé de 35 ans, fit une conférence devant le congrès de l'Union syndicale suisse. La reconnaissance renouvelée des principes démocratiques par le comité était aussi la sienne. Pouvait-il continuer de s'oppo¬ser à une armée qui défendrait son pays contre une agression nationale-socialiste?
Weber fit volte-face. Il avait dû reconnaître que la guerre ne pouvait pas être empêchée tant que quelque pays s'armerait pour la faire. Hitler en Allemagne était un danger. La Suisse pouvait être attaquée, ou, comme il disait, se trouver sous la botte du dictateur. Il se dé¬cida en 1933 à renoncer à ses idées pacifistes et, tout aussi résolument, à faire campagne pour la défense nationale.
La suite mérite d'être racontée. Lorsque la seconde guerre mondiale eut éclaté, l'ancien objecteur de conscience demanda au général d'être accepté dans l'armée. I1 brûlait du désir de combattre dans le cas où les divisions d'Hitler attaqueraient la Suisse. La requête fut rejetée.
En mai 1940, à l'heure du danger, Weber s'aida lui-même. Il acheta un fusil - le dernier qui pût encore être trouvé à Berne - et se fit enrôler dans la garde locale de sa commune.
Toléré à contre-coeur par le commandement de l'armée, Weber accomplit son service jusqu'à la fin de la guerre et conserva son fusil, modèle 1911.
En 1951, il fut élu conseiller fédéral. Son cas - pendant ses jeunes années, Weber avait appartenu longtemps au milieu des socialistes chrétiens groupés autour de Leonhard Ragaz - n'est peut¬être pas caractéristique pour les syndicalistes et socialistes de son temps. Il résume cependant fort bien le changement de mentalité qui s'est produit chez Weber comme chez beaucoup d'autres, mais seulement peu à peu chez ceux-ci, comme une lente érosion.
Des années passèrent.
Ce n'est qu'en 1935 que le parti socialiste arriva à prendre la décision d'accepter, avec réserve, le principe de la défense nationale. L'acceptation sans condition fut décidée en 1937 sous la présidence de Hans Oprecht.
La révision du programme socialiste
Tout aussi importante parut à cette époque la décision socialiste de renoncer à l'article sur la dictature. La thèse suivant laquelle une révolution, avec dictature du prolétariat, était une étape nécessaire sur la voie aboutissant à l'instauration du socialisme fut abandonnée en 1935 et remplacée, dans le programme du parti, par la reconnaissance du principe démocratique. Sans cette révision, un tournant et une entente de la bourgeoisie avec la gauche eussent été impensables. Les socialistes n'eurent pas beaucoup de peine à la décider.
Il s'agissait de mettre à jour un programme vieilli. L'article sur la dictature avait cessé depuis bien des années d'être considéré comme contraignant. De fait, il n'avait jamais été plus qu'une formule creuse.
L'article n'avait été adopté en 1920 qu'à la faible majorité de deux voix. La même année, il avait déjà été remis en question lorsque l'assemblée des délégués et les membres du parti (consultés par écrit) refusèrent d'adhérer à la IIIe Internationale fondée par Lénine. Au cours des années suivantes, la politique nettement révisionniste du parti oblitéra complètement l'article. Le «développement de la démocratie» figura déjà en 1924 comme premier point de l'ordre du jour de l'assemblée des délégués. L'idée d'une démocratie sociale, excluant toute dictature, s'était depuis longtemps implantée à nouveau.
Dans les rangs de la bourgeoisie, ceux qui remarquèrent cette évolution subie par la gauche durant les années 20 n'étaient pas les plus nombreux, et la plupart d'entre eux n'y virent qu'une simple manoeuvre conçue pour donner le change. La crainte du bolchevisme troublait la vue. En général, on ne faisait pas de différence entre les socialistes et les révolutionnaires communistes. D'aucuns continuaient à considérer les socialistes comme de la «vermine russe». La lutte électorale qui se déroula à Zurich au cours de l'arrière-été de 1933, la coalition de la bourgeoisie avec les frontistes portaient encore la marque de pareilles idées.
La révision du programme socialiste, qui était pour la bourgeoisie la condition essentielle d'une entente avec la gauche, arriva à point nommé lorsqu'il parut indiqué, en raison des appétits germaniques toujours plus grands, de chercher des points de contact avec la gauche et d'engager le dialogue sur des questions qu'on n'avait jusqu'alors pas voulu aborder.
Une phalange d'esprits indépendants
Ce tournant fut facilité par le fait qu'il avait été préparé et amorcé par quelques hommes influents appartenant au centre bourgeois et à la gauche. C'étaient des gens qui savaient voir au-delà de l'horizon de leur parti mais qui avaient eu, au début comme seul point commun, le
désir d'ériger en Suisse un barrage contre ce qui se préparait manifestement de mal et d'inquiétant dans le Troisième Reich. Ils s'étaient déjà présentés au public le ler septembre 1933 en faisant paraître le premier numéro d'un journal intitulé Die Nation.
Leur propos était, comme ils le disaient, de chercher à s'entendre par-dessus les barrières des partis et des classes. Ainsi que devait l'exprimer l'appellation du journal, ceux qui le publiaient et leurs collaborateurs tenaient la Confédération suisse pour une nation en danger. Ils voulaient donner le bon exemple, user de tolérance sur le plan politique et confessionnel, considérant que la tolérance est une des plus sûres assises de la démocratie.
C'est le socialiste Hans Oprecht, un des esprits les plus féconds de ce temps-là, qui avait lancé l'idée et donné le branle. L'Union syndicale suisse créa la coopérative d'édition, dans la direction et la commission commerciale et de rédaction de laquelle on rencontrait Oprecht, Weber, deux syndicalistes et six représentants du centre bourgeois: deux radicaux, deux démocrates et deux avocats sans parti. La rédaction était assurée par deux démocrates, un «jeune libéral» et un secrétaire paysan. Elle soutint dès le début le principe de la défense nationale et critiqua souvent la politique du parti socialiste.
Une manifestation favorable aux aspirations de ces esprits indépendants et de leur journal recueillit l'approbation de 74 personnalités, parmi lesquelles 22 maires, juges et professeurs au niveau universitaire. La liste comprenait les noms de personnes de grande réputation comme le sociologue genevois William Rappard, E. von Waldkirch, professeur de droit international à Berne, Jean de la Harpe, président de la Nouvelle Société Helvétique, et Ernest Bovet, secrétaire général de l'association pour la Société des Nations.
L'espoir de voir Die Nation exercer peu à peu de l'influence sur l'opinion publique se réalisa. C'est de ces milieux que partit en 1934 l'initiative dite de crise, conçue pour lutter contre le marasme économique, qui fut, certes, rejetée par 18 cantons, mais acceptée par 42,8 pour cent des votants. I1 y avait là un succès considérable pour une entreprise qui était combattue âprement par presque tout le monde: par les associations de chefs d'entreprise, les frontistes, les communistes et l'ensemble des partis gouvernementaux. Les propositions les plus importantes furent insérées dans la constitution en 1946.
Il fut aussi possible de rallier quelques partis politiques. Un «mouvement des lignes directrices», lancé en 1936 en vue d'assurer l'entente au-dessus des partis, recueillit l'adhésion de multiples organisations et associations ainsi que des partis démocrates de divers cantons, du parti schaffhousois des paysans et aussi, non sans quelques appréhensions, celle du parti socialiste suisse.
Ces efforts accréditèrent peu à peu l'idée que le moment était venu pour les partis bourgeois de collaborer avec la gauche. En juin 1937, après que les socialistes se furent déclarés sans réserve en faveur de la défense nationale, le parti radical-démocratique suisse, vota une résolution dans ce sens-là. On commençait à dialoguer par-dessus les barrières. En 1938, les camps encore hostiles naguère participaient à des manifestations communes. Des représentants des partis bourgeois, des socialistes et des officiers de haut rang, en activité, montèrent successivement à la tribune pour parler à un même public. Hans Hausamann, chef du service de presse de la société des officiers suisses - un radical dont on reparlera souvent plus tard - assuma la charge de conseiller militaire de la direction du parti socialiste.
C'est le lieu de parler aussi du pacte surprenant pour l'époque - qui porte les signatures d'un directeur général et d'un président de syndicat. Au nom du patronat de l'industrie des machines et des métaux et des salariés, Ernst Dübi et Konrad Ilg signèrent en juillet 1937 l'accord, déjà mentionné, sur la paix du travail, un accord qui mettait fin aux grèves et aux lock-out dans le secteur économique le plus important de la Suisse: l'industrie des machines et des montres. On convint d'un régime de bonne foi, avec une procédure pour le règlement pacifique des conflits de travail. Comme garantie, une somme considérable fut déposée de part et d'autre dans une banque.
Le bonheur n'était cependant pas parfait. L'esprit d'entente de la gauche fut affecté lorsque les partis bourgeois refusèrent aux socialistes, à la fin de 1938, la possiblité d'être représentés au sein du Conseil fédéral.
La réaction morale et la résistance
Au cours de la marche longue et difficile vers l'entente entre les partis, d'innombrables initiatives furent prises indépendamment les unes des autres et à des époques différentes. On vit de nouveau des esprits indépendants, de petits groupes et des groupuscules, mais aussi de grandes organisations, commencer à se rebiffer contre l'influence exercée par le Troisième Reich et même à la combattre ouvertement. Ces résolutions, initiatives et entreprises finirent par éveiller l'impression qu'elles étaient conjointes, révélatrices d'un mouvement unique: celui de la résistance nationale. C'est ce terme qu'on employa à l'époque - et que nous employons ici - pour désigner la parade opposée à la menace qui pesait sur l'ordre démocratique.
A Lucerne, par exemple, on vit un petit groupe de «jeunes catholiques» publier son propre journal (Die Entscheidung, tirage 1500 exemplaires) pour appeler à la résistance aux Etats totalitaires, à la défense de l'ordre libéral.
Ailleurs se créèrent une oeuvre de secours aux savants allemands (qui avaient trouvé refuge en Suisse), un groupe académique «contre la terreur spirituelle», des tribunes telles que «Forum helveticum» et «Res publica». 124 députés au Conseil national et au Conseil des Etats et les présidents des deux chambres signèrent un message posant la candidature de l'écrivain allemand Carl von Ossietsky, interné dans un camp de concentration, pour le prix Nobel (comme protestation contre la politique de guerre des Etats à régime dictatorial).
A Berne, un tract invitait à boycotter les marchandises allemandes; à Zurich, des facteurs se refusèrent à distribuer des imprimés au service d'un programme en faveur d'un régime autoritaire; à Bellinzone, une poignée de citoyens dispersèrent une «marche sur le parlement» de caractère fasciste; à Genève, on peignit sur les façades de maisons des croix gammées noires avec des slogans antiautoritaires.
La cabaret « Cornichon » et l’hebdomadaire satirique «Nebelspalter» ridiculisaient et condamnaient «l'esprit nouveau». Dans huit villes, de jeunes catholiques, protestants, socialistes et libéraux constituèrent une communauté d'action de la jeunesse suisse. Ils déclaraient vouloir surmonter les barrières constituées par les doctrines, les dogmes, les confessions et les partis et vouloir protéger ensemble les libertés du pays. Ayant découvert qu'un Suisse aléma¬nique sur trois lisait la presse allemande, ils envoyèrent des mises en garde à des éditeurs, à des exploitants de kiosques, à des parlementaires, à des gouvernements cantonaux, au Conseil fédéral, demandant une mobilisation immédiate pour la défense spirituelle.
L'association suisse des étudiants catholiques, le plus grand groupement estudiantin du pays, interdit à ses membres d'avoir des relations avec les fronts, cependant que des journaux catholiques importants critiquaient le régime hitlérien. Ces journaux furent interdits en Allemagne.
Des conflits de conscience se produisaient ici aussi. Le Vatican avait conclu avec l'Allemagne hitlérienne un concordat qui supposait respect et reconnaissance réciproques. Les catholiques suisses avaient-ils le droit de condamner un régime lié au Vatican par un accord? Ils passèrent outre.
La «défense nationale spirituelle». Ce fut plus tard l'objet même de mesures officielles proposées par un magistrat catholique, le conseiller fédéral Philipp Etter.
Et il y eut aussi les solos d’hommes courageux. Un conservateur qui aimait et admirait le peuple allemand écrivait : « Il ne nous vient pas du tout à l’esprit de repousser mollement un mouvement pareil à celui qui se produit en Allemagne. Nous nous y opposeront en nous arqueboutant de toutes nos forces »
(rédacteur en chef Albert Oeri)
Un historien (Karl Meyer) signalait ouvertement, du haut de la chaire, le caractère dangereux du Troisième Reich, cependant qu'un maître d'école évoquait par anticipation l’idée du réduit : « Un dictateur ne mange pas de hérissons »(Georg Thurer)¬
Un conseiller fédéral déclarait sans aucun ménagement: «Pour celui qui s'attaquerait à notre indépendance, ce serait la guerre» (Hermann Obrecht).
Le réflexe de défense accéléra le mouvement tournant.
Oeri s'oppose à une intrigue
Si nous mentionnons souvent des hommes à l'esprit indépendant, ce n'est point dû au hasard.
Les années d’avant-guerre furent un temps de décisions prises par des isolés. L’individu, la fidélité aux principes d'humanité, l'autocritique, le courage civique et les valeurs impondérables résidant dans les sentiments - ces valeurs qui eurent souvent une force d'impact politique - constituaient les fondements de la résistance.
Comment arriva-t-on à cet état d'esprit? Nous avons eu la chance d'avoir entre les mains des documents qui concernent deux rédacteurs en chef de cette époque là, Albert Oeri et Markus Feldmann. Des papiers allemands dans l'un des cas, un journal dans l'autre méritent d'être largement cités. Ils révèlent comment deux Suisses en vue cherchaient, chacun à sa manière, à juger le phénomène du Troisième Reich. Ils permettent de discerner comment le tournant se fit chez Oeri et Feldmann.
Au début de juin 1934, Oeri, rédacteur en chef des Basler Nachrichten, rencontra à Berne le ministre d'Allemagne, le baron von Weizsäcker.
Le ministre aiguilla la conversation sur le correspondant d'Oeri à Berlin, Ernst Klein. Il dit à Oeri «à titre personnel et confidentiel» qu'il avait reçu certains renseignements sur l'activité de Klein à Berlin, activité qui n'avait aucun rapport avec l'information pour les Basler Nachrichten et qui devait être sérieusement critiquée. Le ministre ajouta qu'il pouvait et devait se contenter de cette information privée mais qu'il tenait pour certain qu'une expulsion de Klein frapperait les esprits en Suisse.
Il laissa enfin entendre qu'Oeri serait en mesure d'empêcher un nouvel accroissement des tensions politiques entre l'Allemagne et la Suisse, puisqu'il pouvait en temps utile rappeler son correspondant de Berlin.
Oeri comprit immédiatement de quoi il retournait: on voulait mettre fin à l'activité du correspondant à Berlin sans avoir à encourir les inconvénients d'une expulsion. Klein n'était ni Allemand, ni Suisse. Il était Autrichien et, avant tout, juif.
Oeri, un des chefs de file d'un parti politique considéré comme celui de la haute finance, attachait beaucoup de prix à de bonnes relations avec le Troisième Reich, mais il n'hésita pas à mettre son correspondant immédiatement au courant de la situation. Klein rejeta les allusions du ministre, qu'il traita de calomnies, et envoya à Oeri la copie d'une lettre qu'il avait adressée au ministre allemand des affaires étrangères, le baron von Neurath.
Dans cette lettre, Klein se référait aux informations secrètes qu'avait reçues son rédacteur en chef, de même qu'aux rumeurs suivant lesquelles il était, Klein, l'instrument d'une représentation diplomatique et employé pour répandre à Berlin certaines opinions. Klein demandait au ministre de faire toute la lumière. Il écrivait: «Si le ministère des affaires étrangères a des raisons pour agir contre moi comme il le fait, qu'il me les indique franchement. Je n'ai rien à craindre et ne crains rien.» Ce pour quoi Berlin en voulait au correspondant des Basler Nachrichterz ressort d'une pièce secrète (découverte après la guerre) de la division de presse du ministère des affaires étrangères: son activité de correspondant ne prétait pas à la critique, mais il était juif et Autrichien et devait par conséquent disparaître.
Oeri pria le chef du Département politique, le conseiller fédéral Motta, d'intervenir en faveur de Klein auprès du ministre d'Allemagne, ce qui fut fait. Mais on montra à Klein, au ministère des affaires étrangères, un «Sündenregister», une liste des fautes qui lui étaient reprochées.
Berlin cède
On reprochait à Klein d'être suspect d'entretenir un échange très fréquent d'informations avec des adversaires du gouvernement allemand, de leur faire parvenir des renseignements défavorables sur la situation en Allemagne. Il était, dans une certaine mesure, «une centrale d'informations faisant état d'atrocités allemandes».
Lorsque Klein demanda des preuves, on lui répondit que, comme juif et Autrichien, il ne pouvait probablement pas approuver la politique pratiquée par le chancelier du Reich à l'égard des juifs et de l'Autriche; aussi ne voyait-on pas pour lui de vraie possibilité de continuer à travailler d'une manière tranquille et fructueuse. Le mieux serait pour lui de plier bagages le plus tôt possible et de laisser la place à quelqu'un d'autre.
Klein était prêt à tirer les conséquences. Il écrivit à Oeri pour lui demander de le congédier.
Mais Oeri ne «marcha» pas. Il se rendit à Berlin. Pendant six jours, il assiégea le ministère des affaires étrangères, eut quatre entretiens avec de hauts fonctionnaires, avec un directeur ministériel, avec un «Ministerialdirigent» et avec un secrétaire d'Etat. Pour finir, il alla voir le ministre du Reich en personne.
Une note officielle sur ces entretiens relève qu'Oeri s'est exprimé avec beaucoup d'amertume et de véhémence; qu'il déclara que, comme patron de M. Klein, il ne lui donnerait pas la permission de quitter Berlin de son propre chef. Si l'on a des preuves contre Klein, il faut les lui montrer. Lui, Oeri, savait fort bien qu'il n'y avait aucune base juridique pour une pareille mesure. En éloignant Klein, on entendait moins frapper celui-ci que les Basler Nachrichten.
Oeri paraît être devenu ensuite agressif. Il s'exprima, dit la notice, dans des termes très amers sur le duel engagé entre l'Allemagne et la Suisse par le truchement des journaux et regrettait que le gouvernement allemand ne se servît pas de la presse suisse pour se renseigner. Durant les 24 heures qui s'étaient écoulées depuis son arrivée à Berlin, il avait, à ses dires, entendu bien plus de médisance, de stupidités, d'exagérations et de mensonges directs qu'il n'en avait jamais lu dans un journal suisse. Lui-même jugeait l'état de choses en Allemagne d'une manière beaucoup plus optimiste que la plupart des Allemands. Si la grande armée des médisants et des détracteurs ne veut plus s'éclairer en lisant les journaux allemands, on devrait lui donner au moins la possibilité de lire la presse suisse.
Oeri alla jusqu'à proférer une menace de «guerre», la guerre des Basler Nachrichten contre l'Allemagne.
La conclusion de ces conversations fut enregistrée comme suit: Oeri ne voulut pas accepter que Klein se retire de son propre chef, ce qu'il était disposé à faire. Pour Berlin, il était clair que Klein devait quand même disparaître. Parmi les documents allemands rendus accessibles après la guerre on trouva une lettre privée adressée par le directeur ministériel Köpke, du ministère des affaires étrangères, au ministre d'Allemagne à Berne sur la situation désagréable dans laquelle le cas du journaliste Klein a mis la diplomatie allemande.
I1 est regrettable, écrivait Köpke, que ce journaliste intelligent et toujours remarquablement renseigné doive cesser son travail ici. Oeri voulait, semble-t-il, créer une situation telle que son correspondant, connu et aimé dans les milieux de la presse, fût expulsé d'Alle¬magne sans qu'il fût possible de lui reprocher autre chose que d’être Autrichien et juif.
Les considérations émises par Köpke aboutissaient à la conclusion qu’il serait fort désirable, dans l’intérêt des relations très difficiles entre la Suisse et l’Allemagne, qu’Oeri revienne à une meilleure compréhension des choses.
Köpke mentionnait qu’il attachait le plus grand prix à blesser le moins possible le « bon Klein ». C’est pourquoi il avait essayé de donner à cette affaire vraiment désagréable une solution aussi chevaleresque que possible. Avec une teinte de compassion et de désespoir, il ajoutait: «N'y a-t-il pas un Suisse raisonnable à Bâle? Pourquoi faut-il que cet Autrichien aimable et intelligent soit juif?»
Tous les essais entrepris pour réaliser à l'amiable les voeux allemands échouèrent. Oeri ne songeait pas à revenir à une meilleure conception des choses. Il voulait une épreuve de force, sachant cependant qu'il n'avait que sa personne à opposer au poids lourd de l'Allemagne.
L'affaire Klein se termina par un succès d'Oeri, cet homme agissant en solitaire. Berlin céda. Une annotation manuscrite sur une communication confidentielle de la division de presse du moment, un armistice. Klein continua de séjourner à Berlin. Ce ne fut qu'au bout de quatorze mois que l'armistice précaire prit fin. Klein subit le sort de tant de ses confrères étrangers dans le Troisième Reich : il fut expulsé lui aussi.
Un conflit de conscience
Markus Feldmann, rédacteur en chef de la Neue Berner Zeitung (huit ans conseiller fédéral après la guerre) conserva plus longtemps et plus fermement qu'Oeri sa confiance dans la «nouvelle Allemagne» d'Hitler.
L'auteur d'une thèse de doctorat le dépeint comme un patriote favorable à un régime autoritaire, qui croyait discerner, non pas dans le parlement, mais dans l'armée l'épine dorsale de la Confédération, la garantie de sa sécurité. Des idées et des sympathies politiques remontant à ses jeunes années avaient fait de lui un admirateur des Allemands, un critique perpétuel de tout ce qui était français, et même de la Suisse romande.
Ecolier et étudiant, il avait, pendant la première guerre mondiale, admiré les exploits et le génie des Allemands et tout ce qui était authentiquement germanique. En 1924, il n'avait pas trouvé antipathiques, comme il l'écrivit alors, le patriotisme enflammé et l'éloquence entraînante d'Hitler. Plus tard, quand Hitler fut au pouvoir, ses succès lui inspirèrent un grand respect.
II n'avait, semble-t-il, rien voulu savoir des horreurs que commettait le Troisième Reich. Jusqu'à la «nuit de cristal», il ne fit pas de commentaires sur les per¬sécutions subies par les juifs. Jusqu'à l'éclatement de la seconde guerre mondiale, son journal ne consacra qu'un seul article aux camps de concentration, et cet article déformait complètement les faits en décrivant ces camps comme des entreprises dans lesquelles des paresseux vivaient dans des conditions agréables et saines.
Le 6 mars 1936, Feldmann eut une conversation de deux heures avec le ministre d'Allemagne à Berne, le baron von Weizsäcker, dans le salon de la légation.
Il rédigea des notes détaillées sur cet entretien. Elles remplissaient douze pages du journal qu'il tenait. Il n'y dissimulait pas ce qui le préoccupait, semble-t-il, depuis des années.
La conversation avait commencé dans une atmosphère décontractée, «au café noir», après un repas que Feldmann avait partagé avec la famille von Weizsäcker.
Feldmann prend position
Le ministre engagea l'entretien confidentiel en décrivant en termes sombres les relations entre la Suisse et l'Allemagne. Il ne pouvait pas se souvenir, disait-il, d'une époque de ces cent dernières années où ces relations avaient été si mauvaises. Il faut se demander où l'évolution des choses nous mènera.
Von Weizsäcker ajouta, en manière d’avertissement, que l'opinion publique suisse s'était tellement tournée contre l'Allemagne qu'il faudrait que quelque chose se passe si la Suisse entendait demander que sa neutralité soit respectée dans le prochain conflit européen.
Invité à donner son avis, Feldmann commença par se dérober. Il parla des révolutions de ces vingt dernières années, faisant allusion aux révolutions bolcheviste, fasciste et nationale-socialiste, qui, disait-il, n'étaient pas des phénomènes passagers. La Russie est éloignée. La plupart des Suisses ne comprennent pas la langue italienne, tandis que la majorité du peuple suisse est liée à l'Allemagne par une communauté de langue et de culture.
Les événements politiques d'Allemagne touchent par conséquent la Suisse plus que ceux des autres pays. C'est pourquoi, ajoutait Feldmann, je désire en parler.
Suivant ce que relate son journal, il s'exprima comme suit:
«C'est précisément lorsqu'on a une attitude positive à l'égard de l'Allemagne et du peuple allemand qu'on ressent cela très nettement. C'est aussi vrai pour moi, et je vous avoue tout franchement qu'il y a certaines choses que, même avec la meilleure volonté, je ne puis plus du tout comprendre. Le 30 juin 1934 par exemple (les assassinats politiques en masse en relation avec la liquidation de Röhm, le chef d'état-major des SA); ces 48 heures épouvantables durant lesquelles le droit était complètement oublié m'ont rendu à moitié malade pour des semaines, et je n'en suis pas encore remis à l'heure actuelle.»
(Weizsäcker dit qu'il comprenait cela très bien et que les dommages ont été considérables en l'occurrence.) «J'insiste sur ce point et le répète: des événements de ce genre frappent tout particulièrement les milieux traditionnellement bien disposés envers l'Allemagne.
Je ne comprends pas non plus pourquoi le chancelier du Reich publie sans cesse de nouvelles éditions de son livre « Mein Kampf » pour inculquer au peuple allemand et à la jeunesse allemande des idées qui sont toutes en contradiction avec ce qu'il déclare être la ligne directrice de sa politique étrangère. Pourquoi ne fait-il pas la moindre réserve dans les nouvelles éditions?»
Feldmann note qu'il a mentionné les idées du professeur Banse et les théories soutenues par Haushofer dans la Zeitschrift für Geopolitik qui éveillent forcément l'impression que le national¬socialisme allemand a des visées sur les Suisses, et qu'il a fait remarquer que ces théories n'avaient jamais été contestées par une autorité allemande.
Dans le journal, on lit encore ce qui suit:
«Von Weizsäcker m'interrompt et me dit: Pourtant, le chancelier Hitler, dans son discours du 21 mai 1935, a marqué nettement son attitude envers la Suisse, même s'il ne s'est pas référé directement aux théories que vous mentionnez.
Je réponds: «J'ai également entendu le discours et me souviens du passage concernant la Suisse. Mais là aussi se produit une difficulté, et je vous prie de ne pas prendre en mauvaise part cette remarque délicate: peut-on se fier à de telles assurances, étant donné les déclarations singulières faites par le chancelier près du cercueil de Gustloff, à savoir que le national-socialisme allemand a toujours condamné l'assassinat politique et n'en a pas commis un seul? Ce n'est pas du tout vrai. Et l'on ne doit pas s'étonner en Allemagne quand les adversaires du régime s'en prévalent pour mettre en doute la bonne foi du chancelier du Reich.»
Weizsäcker manifesta son assentiment, déclarant qu'il ne fallait pas voir un jugement de valeur dans le simple fait qu'il constatait que le chancelier n'inspirait pas confiance à l'étranger. En politique, ce sont là des choses qui arrivent, «même si elles ne nous plaisent pas». I1 changea ensuite de sujet. Tout l'entretien m'a rempli d'une grande inquiétude, notait Feldmann, en conclusion. Trois semaines plus tard, il s'entretint avec le chef du service de presse de la légation d'Allemagne, Hack. Il reprit les mêmes questions, mais cette fois avec plus de mordant.
Parlant des assassinats en masse du 30 juin 1934, il demanda à Hack: Si vous traitez de cette manière les vôtres, comment nous traiterez-vous, le cas échéant? Cette fois-ci, l'admirateur de tout ce qui était allemand alla jusqu'à déclarer que le régime allemand actuel, avec son comportement imprévisible, constituait un immense danger pour l'Europe.
Deux ans et demi plus tard, le 20 octobre 1938, Feldmann notait: Si désagréable que ce soit, on est obligé aujourd'hui de discerner dans tout Allemand un agent d'Hitler et de se comporter en conséquence.
Le Conseil fédéral dans un état de contrainte
Markus Feldmann, Albert Oeri, Max Weber. Trois Suisses en face des mêmes circonstances politiques. Leur cas est aussi celui de beaucoup d'autres.
Il était réellement impossible de se soustraire à l'action exercée sur les esprits par le troisième Reich totalitaire. Chacun y était exposé d'une manière ou d'une autre. D'où l'obligation inéluctable de prendre parti, avec les conséquences que nous avons vues: renversement de principes et de programmes, dissolution de fronts et création de nouveaux groupements, rupture d'anciens liens d'amitié et formation de nouveaux.
Dans ces conditions, le tournant dont il est ici question ne se présentait pas comme le fait de citoyens concluant la paix entre eux. C'était une manifestation de l'instinct de conservation. Cela commença par un accord entre adversaires politiques. I1 y eut ensuite la reconnaissance presque générale, tacite, du fait qu'il importait de conserver la Suisse telle qu'elle était, c'est-à-dire de se comporter de manière à ne pas affaiblir sa force de résistance. Ce consensus imprima sa marque à la politique intérieure jusqu'à la fin de la guerre. Quand cela se passa-t-il? On ne peut le déterminer avec sûreté. Il n'est pas possible de parler du sommet d'une courbe. Il y a eu une progression lente et compliquée, étroitement liée aux événements que nous avons relatés: la crise économique, le «printemps des fronts», l'infiltration nationale-socialiste, etc., etc.
L'époque était donc caractérisée par un réseau d'événements d'une fâcheuse densité. Lorsque Feldmann conversait avec von Weizsäcker au moment du café noir, quatre semaines venaient de s'écouler depuis l'assassinat de Gustloff. Et l'on pouvait compter les jours depuis que 1e Conseil fédéral avait décidé d'interdire les sections de la NSDAP en Suisse. Le public des différents pays attendait avec impatience le jour où Wesemann, l'agent de la Gestapo, serait jugé. La crise économique et le chômage battaient leur plein. De l'autre côté de la frontière, des divisions d'Hitler étaient prêtes à exécuter le coup de main sur la Rhénanie démilitarisée. Leur entrée se fit le lendemain.
Il manque encore une pierre à cette mosaïque aux reflets changeants que représente l'histoire de la période d'avant-guerre: c'est la politique étrangère du Conseil fédéral.
Cette pierre n'est pas brillante.
Chaque fois que le Conseil fédéral devait céder à la pression étrangère, il se mettait inévitablement en contradiction avec la volonté de résistance de la population, toujours plus nette. Et plus une sorte de mouvement national de résistance donnait le ton, plus les difficultés s'accroissaient pour le Conseil fédéral: les manifestations contre le national-socialisme suscitaient de fort désagréables réactions allemandes, et ces réactions incitaient la diplomatie suisse à faire des gestes d'apaisement; les concessions provoquaient les critiques du public, qui, à leur tour, donnaient le branle aux protestations allemandes. C'était le cercle vicieux.
Les gens clairvoyants savaient combien étroite était la liberté d'action du Conseil fédéral dans le domaine de la poli¬tique étrangère. L'état d'infériorité propre à un petit Etat comme la Suisse était un fait dont il fallait prendre son parti. Quelles que fussent les idées politiques des divers conseillers fédéraux, quel que fût le jugement juste ou faux que le Conseil fédéral portait sur la situation et les possibilités s'offrant à lui, il devait pratiquer une politique étrangère permettant de faire plus ou moins bon ménage avec le puissant voisin. Il devait en tout cas empêcher que les tensions dangereuses ne s'accroissent dans une mesure insupportable ou ne se déchargent par une explosion. Moins il y avait de dynamite, mieux cela valait. Chaque parole devait être pesée au trébuchet. I1 fallait prononcer toujours plus rarement un oui ou un non clair et net.
On pouvait avoir de la compréhension pour ces nécessités, mais il n'en restait pas moins qu'une pareille politique devait forcément donner l'impression de la faiblesse, de l'incohérence.
Une conférence des rédacteurs de journaux
Dans ces conditions, le Conseil fédéral, à mesure qu'il s'éloignait du peuple, se trouvait de plus en plus poussé dans le no man's land situé entre les fronts. I1 se voyait toujours plus exposé aux feux croisés des attaques allemandes et des reproches suisses.
Les innombrables conflits de presse qui commencèrent après la prise du pouvoir par Hitler et qui continuèrent durant toute la seconde guerre mondiale montrèrent où cela devait conduire. Chaque fois que la presse suisse, qui ne se gênait pas d'exprimer clairement son opinion, examinait attentivement, d'un oeil critique, la politique du Troisième Reich, Berlin ripostait en interdisant l'importation de journaux suisses ou en intervenant diplomatiquement, plus tard en recourant souvent au chantage. II demandait au Conseil fédéral de prendre des mesures contre des journaux suisses qui, du point de vue allemand, ne respectaient pas les principes de la neutralité. La presse se défendait. Une «guerre des journaux» éclata ainsi, une guerre qui était menée avec acharnement de part et d'autre, et dont le Conseil fédéral faisait en général les frais.
Les maîtres du Troisième Reich avaient le plus souvent l'avantage. Ils pouvaient faire jouer presque sans peine les intérêts économiques de la Suisse. Voici un exemple.
En octobre 1938, le conseiller fédéral Motta convoqua à Berne une conférence extraordinaire des rédacteurs de journaux. Il lut à cette occasion des lettres reçues de représentants des milieux financiers, du tourisme suisse, ainsi que d'industriels suisses établis en Allemagne. Ces lettres mentionnaient les graves dangers économiques que faisait courir la «guerre des journaux» et affirmaient que le comportement de la presse nuisait aux intérêts économiques et financiers de la Suisse. L'industrie d'exportation et le tourisme seraient les premiers à être affectés. Si la presse continuait à exprimer son opinion sans ménagements, ce serait surtout la Suisse qui en pâtirait.
Le conseiller fédéral Motta reprit cette idée et recommanda aux représentants de la presse d'avoir des égards. Il alla jusqu'à leur recommander de laisser toute idéologie de côté dans leurs comptes rendus et commentaires.
Les représentants de la presse ne l'entendirent pas de cette oreille.
Le premier qui prit la parole fut le rédacteur en chef d'un journal qui défendait les intérêts légitimes de l'économie: Willy Bretscher, de la Neue Zürcher Zeitung.
Suivant le procès-verbal officiel de la conférence, il déclara que la presse suisse ne se laisserait pas prendre le droit de renseigner ses lecteurs de manière sûre. Elle n'accepterait pas davantage de se priver de la possibilité de s'exprimer objectivement sur les idéologies étrangères, de se défendre contre elles. Elle avait pour devoir de contrebalancer la propagande très poussée que l'Allemagne pratiquait par la radio. II n'était pas possible de tenir compte des intérêts des milieux économiques suisses qui avaient investi des capitaux en Allemagne. D'ailleurs, quelques industriels suisses en Allemagne avaient adopté entièrement la mentalité allemande.
Trois autres rédacteurs en chef s'exprimèrent dans le même sens. Personne n'émit d'opinion contraire.
Les crises de la neutralité
La politique étrangère au sens large du terme creusa encore le fossé. Assailli de tous côtés, le Conseil fédéral inclinait à se donner du champ en prêtant plus qu'il n'était absolument nécessaire l'oreille aux doléances excessives des puissances à régime dictatorial.
Cela se manifesta lorsque des généraux rebelles cherchèrent, au cours de l'été 1936, à renverser la démocratie parlementaire en Espagne et demandèrent l'appui de l'Italie fasciste et du Troisième Reich dès que le putsch raté eut dégénéré en une guerre civile meurtrière.
Des volontaires de 53 nations, groupés dans des brigades internationales, combattirent aux côtés des républicains espagnols. Parmi eux, il y avait 800 Suisses. Quelques autres, peu nombreux, s'engagèrent dans les rangs des militaires insurgés.
En raison de la neutralité, le Conseil fédéral prohiba l'exportation de matériel de guerre en Espagne. Il décida, en outre, une mesure qu'il n'était pas obligé de prendre: interdiction était faite aux ressortissants suisses d'aller se battre en Espagne. (note cf : erreur : la constitution interdisait l’engagement à l’étranger, ceci depuis 1859)
Dix mille volontaires tombèrent du côté républicain, parmi lesquels 150 Suisses. Les survivants qui revinrent au pays furent condamnés à des peines d'emprisonnement.
Le Conseil fédéral donna clairement à entendre que le général rebelle, le protégé d'Hitler et de Mussolini, comptait plus pour lui que le gouvernement républicain. Le général Franco était militairement le plus fort, la république était entre les mains d'une coalition de gauche. Avant même que les troupes de Franco n'entrent dans la capitale espagnole, le Conseil fédéral décida de reconnaître formellement le chef des rebelles.
L'empressement presque excessif que le Conseil fédéral manifesta de cette façon pour plaire à Franco eut certainement de bons effets sur les intérêts industriels et commerciaux de la Suisse en Espagne, ainsi que sur les relations entre Berne et les capitales allemande et italienne. Mais il ne fut pas compris dans le peuple et y suscita du mécontentement. I1 porta, comme l'écrivit une fois l'historien Edgar Bonjour, un coup irréparable au prestige du conseiller fédéral Motta.
Déjà précédemment, lorsque les armées de Mussolini avaient envahi, en automne 1935, l'empire d'Ethiopie, le Conseil fédéral n'avait pas eu la main heureuse en politique extérieure. Cette fois aussi, il prohiba la livraison d'armes et de matériel de guerre tant aux agresseurs qu'aux victimes de l'agression. Mais il fallut constater que la neutralité suisse, telle qu'elle était pratiquée depuis l'entrée de la Confédération dans la Société des Nations, rencontrait quand même des difficultés.
Les Etats membres de la Société des Nations s'étaient engagés, en entrant dans la ligue, à prendre en commun des sanctions militaires ou économiques contre un Etat qui en attaquerait un autre. Seule la Suisse neutre avait été autorisée à s'abstenir d'une participation à des expéditions punitives militaires. Mais elle était tenue de participer aux sanctions économiques.
Un cas d'application s'était produit en l'occurrence. Un Etat membre de la Société des Nations - l'Italie - avait attaqué un autre Etat membre - l'Ethiopie. Le Conseil fédéral refusa de prendre des sanctions économiques contre l'Italie. Il redoutait des mesures de rétorsion. De plus, «prendre parti» aurait été contraire aux principes de la neutralité.
Le Conseil fédéral se trouvait devant un dilemme: s'il voulait maintenir la neutralité, il devait essayer de se faire libérer de ses obligations contractuelles ou, en suivant l'exemple d'Hitler et de Mussolini, faire en sorte que la Suisse quitte la Société des Nations.
On pouvait penser que la ligue de Genève marquerait de la compréhension pour le problème qui se posait au petit Etat neutre.
La démarche surprenante que le Conseil fédéral se hâta de faire dans l'arène internationale ne rencontra cependant pas la moindre compréhension. Les puissances occidentales apprirent avec effarement et effroi, à Noël 1936, que le Conseil fédéral, sans plus attendre, avait décidé, pour apaiser son voisin méridional déjà irrité, de reconnaître l'empire fasciste.
La Suisse fut le premier Etat démocratique qui avalisât l'agression ordonnée par Mussolini contre l'Ethiopie. Une tempête d'indignation éclata en Suisse et à l'étranger.
La Suisse redevient un îlot
Les commentaires en Grande-Bretagne et en France condamnèrent dans les termes les plus sévères cette Suisse qui faisait cavalier seul. Le Manchester Guardian jugea le geste «peculiarly shameless».
Dans une lettre de protestation adressée à la Société des Nations, l'empereur d'Ethiopie se plaignit du fait que c'était précisément le gouvernement de la république suisse - cette république dont l'existence et l'indépendance repo¬saient sur le respect des engagements internationaux - qui faisait fi de ces engagements; que c'était ce gouvernement qui acceptait l'anéantissement d'un petit peuple sans défense devant un agresseur puissant.
«Je souhaite de tout mon coeur, écrivait le Négus, que Dieu épargne au peuple suisse toute agression et les souffrances atroces infligées au peuple éthiopien par son agresseur.»
On comprenait ce que cela voulait dire. On savait qu'une armée moderne, dotée d'avions et de gaz asphyxiants, avait assailli un peuple presque sans défense. Les fils de Mussolini se vantèrent d'avoir, en avion, donné la chasse avec succès à des centaines et des milliers d'hommes, de femmes et d'enfants, les faisant passer sans merci de vie à trépas au moyen de leurs bombes et du feu de leurs mitrailleuses.
«Où demeure la civilisation occidentale?», écrivait l'empereur d'Ethiopie à la Société des Nations.
En Suisse également, on se demandait pourquoi le Conseil fédéral, lui précisémment, avait avalisé cette monstruosité en reconnaissant l'«impero» avec une hâte excessive. L'idée que Motta croyait discerner dans l'amitié italienne une assurance contre l'Allemagne hitlérienne ne suffisait pas à justifier la précipitation avec laquelle il avait agi.
Des journaux, des partis, des associations, des groupes parlementaires, des auteurs d'appels et de résolutions reprochèrent au Conseil fédéral d'avoir sacrifié des principes helvétiques, d'avoir «placé la Suisse au banc d'infamie». Le fait que la Suisse récompense un Etat qui a violé le droit affaiblit inutilement, pensait-on, la notion du droit international.
Satisfaite du Conseil fédéral, l'Italie passa de très intéressantes commandes a l'industrie suisse.
Le Conseil fédéral chercha en vain à tranquilliser l'opinion publique. Comme l’écrivit Edgar Bonjour, une impression pénible subsista: «Les autorités se préoccupaient fort, semble-t-il, du succès économique très aléatoire de quel¬ques industriels suisses, laissant le Négus et son peuple considérer leur terrible malheur comme chose naturelle. Motta fut lui-même surpris de la violence de la réaction dans le pays.»
I1 fallut du temps pour que le Conseil fédéral retrouve le prestige qu'il avait perdu. Or le temps pressait. Les armées d'Hitler devaient peu à peu envahir l'Autriche, les Sudètes et la Tchécoslovaquie.
La leçon à tirer du faux pas commis dans l'affaire éthiopienne, c'était qu'une indéfectible fidélité aux conventions est l'instrument indispensable du faible, en temps de paix comme en temps de guerre.
Il y avait encore une autre leçon à tirer: la Suisse devait se libérer de tout engagement international restreignant la neutralité ou la rendant sujette à caution. Le rétablissement de la neutralité intégrale était devenu indispensable. Si elle réussissait à l'opérer à temps, la Suisse aurait peut-être la chance de survivre à une catastrophe qui se préparait, de demeurer aussi longtemps que possible un îlot neutre, refuge des valeurs non protégées de la solidarité entre les hommes.
Ce n'est point au hasard qu'est dû le fait que le nom de Motta restera, dans l'histoire de son pays, lié à ce rétablissement: des efforts opiniâtres lui permirent d'obtenir, pour ainsi dire au dernier moment, ce qui paraissait impossible: rétablir la neutralité intégrale sans que la Suisse doive quitter la Société des Nations.
La Suisse pouvait depuis lors demeurer à l'écart de toutes les décisions et mesures politiques de la ligue de Genève. Elle recouvrait son entière liberté. A elle de prouver qu'elle savait être à la hauteur des circonstances. |