Il faudra un jour écrire l'histoire de la résistance dans la mémoire collective, avec ses tendances politiques (oserais-je écrire ses "modes" ?), ses oublis et les emprunts opportunistes que furent ces ponctions opérées souvent sans précaution par tous les gouvernements de la Ve République.
...
Dans le cas de Jean Moulin, il est absent du souvenir durant vingt ans (1944-1964), malgré les tentatives de sa soeur et d'Antoinette Sachs pour rétablir un début de vérité; et soudain, voilà le délégué exhumé et panthéonisé par décision gaullienne à grand renfort d'envolées épiques d'un Malraux en grande forme ! Je ne comprends pas très bien cette "résurrection" pour raison d'Etat... On sait que De Gaulle avait souhaité une amnésie nationale sur Vichy - Vichy est nul et non avenu... Vichy est une parenthèse refermée,etc. - alors pourquoi laisser choisir un Jean Moulin qui allait exciter l'intérêt et la curiosité des journalistes et des chercheurs; ils voudraient comprendre et refaire le parcours tragique de son délégué, même si ce désir allait s'opérer avec un temps retard d'une quinzaine d'années. Et avant tout comprendre les raisons de cet "oubli" de 20 ans ?
On peut aussi penser qu'en plaçant Jean Moulin sous les projecteurs aveuglants de la gloire posthume, le pouvoir gaullien pourrait plus facilement projeter le mythe pour les générations futures; môme, j'ai souvent entendu: "Tu ne peux pas comprendre ces choses-là." ou encore:"C'était la guerre, maintenant il ne faut pas remuer ces histoires." Tout ce qu'il fallait éviter de dire si la génération de mes grand-parents avait voulu dissuader les jeunes de fouiller dans le passé récent du pays...!
L'opération "oubli pour raison d'Etat" a échoué puisque dès la fin des années 70, Daniel Cordier se lançait dans une oeuvre immense qui a pour sujet unique son ancien patron dans la Résistance.(A la même époque Paxton publie la première étude importante sur Vichy et l'antisémitisme d'Etat.) Les jeunes gens en colère de mai 68 voudront interroger ce passé récent qui est le temps de leurs parents. Comme l'irrespect caractérisa cette génération, ils ne tarderont pas à passer à la moulinette critique les années noires... et certains (Péan, Baynac,etc.) fascinés par l'homme Moulin et sa légende, décideront d'en faire le sujet d'enquêtes et d'études très poussées. C'est ainsi que l'on retrouve le général Bénouville - il est incontournable dans l'affaire de Caluire - invité à expliquer ses choix et ses décisions durant les journées cruciales de mai et juin 43. Il est fâché avec ces chercheurs qui ne veulent jamais accepter les bons mythes consensuels et qui traquent la faille, la contradiction et le mensonge, il le redira à Laure Adler qui irritera le général par ses questions précises sur son rôle dans la chute de Jean Moulin.
Pierre de Bénouville fut une des éminences grises du gaullisme d'Etat (et de la droite en général) grâce à ses réseaux compliqués; gardien du mythe, il pratiquait aussi le "cross over" politique sans aucune gêne puisqu'il fut un des amis très proches de François Mitterrand. (C'est ainsi que Laure Adler, alors conseillère culturelle à L'Elysée, fit sa connaissance.) La vie extraordinaire de cet homme a sa part d'ombre; je me demande ce qui l'a retenu de dire sa vérité sur Lyon 43 lors des entretiens dans "Avant que la nuit ne vienne"...?
Il est trop tôt pour dire si le mythe Jean Moulin sort terni ou alors renforcé de ces trente années d'enquêtes et de polémiques... mais le délégué du Général, bon produit d'appel - les mots sont durs mais c'est la réalité - continue a suscité des questions importantes sur les combats politiques à l'intérieures des mouvements de la Résistance intérieure.
Amicalement,
René Claude |