Bonjour,
Dima Iourassov est né en URSS en 1965. A l'âge de onze ans, en feuilletant une encyclopédie, il est intrigué par une petite phrase incompréhensible qui revient souvent dans l'ouvrage en regard d'un nom : "
Réprimé illégalement, réhabilité après la mort". Au lieu de demander des explications aux adultes, le jeune garçon note soigneusement les noms dans un petit carnet d'écolier.
Par jeu ? Par intérêt ? Dima s'inscrit dans différentes bibliothèques où il continuera à noter patiemment les noms de tous ceux qu'il trouve dans les livres sans savoir qui ils sont, sans avoir la moindre idée sur le bain de sang qu'il découvrira. Intrigué par les dates des décès, presque toutes entre 1937 et 1939, Dima veut savoir. Il veut comprendre. Seules les archives peuvent fournir une réponse. C'est pourquoi à l'âge de 16 ans, il se rend à Moscou. Il s'inscrit au cours du soir de l'Institut d'Etat et des archives. Ces temps libres sont consacrés à recueillir des informations sur les "réprimés". La passion du jeune homme inquiète ses supérieurs. On le licencie. Peu importe ! Dima recommence ailleurs. Il travaille sur les archives spéciales de la Cour suprême et du Tribunal militaire. Des milliers de cas de répression datant des années "stalinienne" passent entre ses mains.
En notant avec précision toutes les données trouvées, Dima se constitue un fichier de plus de cent mille fiches.
1987 ! Gorbatchev a pris le pouvoir. La fièvre de l'histoire commence à s'emparer des Soviétiques. La tragédie du passé stalinien longtemps refoulé remonte à la surface. Aux mensonges de l'histoire officielle fait place le lent processus de recomposition de la mémoire sociale.
Dima Iourassov, à peine plus de 20 ans, est déjà connu dans le cercle restreint de quelques intellectuels moscovites. Il est invité à la Maison des écrivains.
Question d'un participant :
Comment est mort Meyerhold [1] ? Tué ?
Réponse de Dima Iourassov :
Fusillé. J'ai vu le dossier Meyerhold (...). J'y ai trouvé une lettre à Vychinski [2]. C'est un document bouleversant. Le dramaturge énumère les "méthodes d'instruction illégale" que Rodos [le juge] utilisait avec lui : par exemple, il lui avait cassé le bras gauche (pas le droit, pour qu'il puisse écrire) (...) Rodos lui fit boire de l'urine (...) Meyerhold pleurait, s'humiliait, littéralement à genoux, il rampait, et ... il fut obliger tout signer.
Dima Iourassov répond à de nombreuses questions. Avec ses petites fiches, le jeune homme sauve de l'oubli des fragments de mémoire.
Anecdotique:
Un dramaturge au fond de la salle écoute. Il n'a jamais réussi à savoir comment et pourquoi son père a disparu. Dima consulte ses petites fiches et puis raconte. Le dramaturge s'exclame : "
Un père ! J'ai un père!"
La Glasnost [3] est une petite révolution mais encore fallait-il ni trop en faire, ni trop dévoiler ! La direction de l'Union des écrivains proteste et Dima se verra interdire l'accès à la salle. Il était trop tard. Tout Moscou connaissait désormais Dima et sa centaine de milliers de fiches.
Bien cordialement,
Francis.
[1] Vsevolod Meyerhold, dramaturge soviétique, est arrêté, en 1938, sur ordre de Staline. Torturé, il est contraint d'avouer être coupable de trotskisme et d'espionnage. Il sera exécuté en février 1940. Sa femme sera assassinée par la police secrète. Réhabilité en 1955, ses proches n'en recevront confirmation officielle seulement en 1988.
[2] Andreï Vychinski, le redoutable Procureur de la République, maître d'oeuvre des "purges" stalinienne et principal accusateur lors des procès de Moscou.
[3] Voir glossaire.