La Grèce qui avait l'habitude d'être approvisionnée par la mer a subi, en plus de son occupation par les Allemands, les Italiens et les Bulgares, les effets du blocus imposé par les Alliés. Blocus qui a fini par être assoupli par l'ampleur qu'a pris la famine.
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Athènes souffre toujours terriblement, mais Athènes vit. Pendant ce terrible hiver 1941, il nous a été possible de distribuer jusqu'à 800 000 soupes populaires ; 450 cantines ravitaillent 100 000 enfants de plus de sept ans et 130 «gouttes de lait» nourrissent 74 000 bébés.
Le Kurtulus a déjà fait cinq voyages entre Istamboul et Le Pirée. Il doit faire en janvier 1942 sa sixième traversée.
Un matin, je vois entrer Brunel, consterné : le Kurfulus s'est échoué dans les Dardanelles. Il a sombré avec sa précieuse cargaison.
Un nouvel « S.O.S. » est envoyé à Ankara. Le Croissant turc arme un nouveau bateau, le Dumlupinar. Nous pourrons maintenir en février et en mars les soupes populaires, mais pendant des semaines, le pain manquera.
Ainsi, nos moyens d'action sont-ils toujours précaires, limités à deux ou trois semaines au maximum. Un arrivage de 5000 tonnes ne nous rassure que pour les dix jours qui vont suivre. Pour douze à quinze cent mille bouches affamées, cela ne fait encore que 200 grammes par jour. Et peut-on considérer qu'un homme s'est nourri lorsqu'il n'a absorbé, du matin jusqu'au soir, qu'une seule soupe de légumes ?
Heureusement, de Genève, le C.I.C.R. a cherché ailleurs des secours. La Croix-Rouge suédoise nous envoie un navire de 5000 tonnes, le Hallaren, chargé de farine. La Suisse expédie du lait condensé, l'Italie débloque quelques conserves de viande l'Allemagne quelques wagons de pommes de terre.
Puis voici qu'un nouveau bateau suédois, le Stureborq est mis à notre disposition en Méditerranée pour nous apporter du blé anglais entreposé en Egypte.
Il était temps. Nous sommes à la fin du printemps 1942. L'hiver a épuisé les dernières réserves des magasins et l'été ne nous promet qu'un bien faible espoir de récoltes. Même au marché noir - qui existe à Athènes comme partout ailleurs - les quelques denrées provenant du trafic avec les occupants atteignent des prix fantastiques : une boule de pain coûte plusieurs centaines de drachmes, une ocque d'huile ou de sucre, plusieurs milliers.
Soudain, la nouvelle se répand dans Athènes :
- Le Stureborg est en train d'accoster... Le pain arrive... Le pain est là... Il y aura du pain pour trois semaines !
C'est une allégresse générale qui entraîne la foule vers Le Pirée. La police a le plus grand mal à dégager les quais et même à écarter les centaines de barques qui voltigent autour du bateau pour tenter les matelots par des " échanges" extravagants : une statuette de Tanagra contre une seule boîte de Corned Pork...
Les treuils sont mis en place au-dessus des sabords. La foule, impressionnée, devient peu à peu silencieuse. On n'entend plus que le grincement des grues plongeant leurs chaînes à fond de cale. Sous des milliers de regards attentifs, elles enlèvent les sacs dans leur filet et les font tournoyer dans le ciel bleu.
Je suis venu avec Gredinger prendre contact avec le jeune Suisse qui représente à bord le C.I.C.R. C'est un grand garçon en short, portant un brassard sur sa chemise verte. Je l'aperçois, penché sur le rouf, suivant avec émotion ce spectacle qu'il voit se dérouler pour la première fois.
- Hello, Heider ?
- Dr Junod ?... Bonjour...
Il me fait de grands gestes pour que je monte à bord. Je m'élance sur la passerelle, mais la sentinelle allemande me rappelle à 1a réalité.
- Ausweis, bitte ?
Gredinger a pensé à tout. II produit nos laissez-passer et nous voilà dans la cabine du capitaine, un brave loup de mer tout heureux de nous accueillir mais lançant des regards éloquents à l'Allemand qui, immanquablement, nous accompagne.
Heider voudrait bien venir à terre, mais cela lui est formellement interdit. Après tout, cela peut se comprendre. Le Stureborg repart pour Alexandrie dans quelques heures dés que le déchargement sera terminé et les Allemands ne tiennent pas à lui laisser voir trop de choses.
Gredinger s'inquiète du prochain envoi :
- Nous reviendrons dans un mois, promet Heider avec son juvénile enthousiasme.
Et le vieux capitaine suédois hoche la tête en tirant grave¬ment sur son cigare pour confirmer cet engagement.
En redescendant la coupée, je leur crie tout de même :
- Prenez bien garde en mer... Vos croix rouges vous protègent, mais sait-on jamais quelles mauvaises rencontres on peut faire... Ouvrez l'oeil !
Quel pressentiment dictait cette ultime recommandation ? Pendant trois semaines, nous attendons en vain la nouvelle que le Stureborg a rallié Alexandrie. Genève interroge sans succès Londres, Rome, Berlin, Ankara... Le bateau s'est perdu en mer et nous pensons que personne n'expliquera jamais son naufrage...
Un matin, sur les côtes de Palestine, deux Bédouins, longeant la falaise, aperçoivent un corps échoué sur le sable, à la lisière de l'eau. Ils le tirent sur la grève et constatent que l'homme n'est pas tout à fait mort. Quelques bribes de pyjama adhèrent encore aux membres décharnés. C'est un véritable squelette, mais il respire encore faiblement... Une camionnette anglaise arrêtée sur la route consent à le transporter à l'Hôpital de Haïfa.
C'est le seul rescapé du Stureborg, un matelot portugais. Il revient peu à peu à la vie et, au bout de huit jours peut enfin parler.
Le lendemain de son départ du Pirée, le matin, très tôt, deux avions fascistes sont venus survoler le bâtiment. Ils en ont fait trois fois le tour ; ils ont bien eu le temps de voir les croix rouges peintes sur ses flancs et sur ses cheminées. Malgré cela, ils ont lâché une bombe qui a coupé le navire en deux.
- Le Stureborg s'est englouti en quelques secondes, raconte le matelot portugais. Heureusement, le radeau s'était libéré automatiquement et nous nous sommes retrouvés dix-neuf sur ses planches : ceux qui dormaient sur le pont... Les autres, dans les cabines - tel le jeune Suisse qui nous accompagnait - n'ont même pas eu le temps de comprendre ce qui leur arrivait...
- Sur le radeau, le capitaine et moi étions les seuls à être vêtus d'un pyjama. Tous les autres, vidés de leur hamac, étaient nus... Vous entendez : ils étaient nus sous ce soleil implacable et nous n'avions pas un morceau de toile pour les abriter. Epuisés de chaleur, ils plongeaient et restaient dans l'eau pendant des heures. Quand ils en sortaient, ils étaient encore plus cuits, car leur peau macérée ne supportait plus le moindre rayon.
- Nous savions que le vent nous portait vers la terre. En nous rationnant, nous aurions eu des vivres suflisamment. Mais que faire contre ce damné soleil ? Ceux qui se baignaient avaient de grandes cloques sur la peau et maintenant le sel rongeait leurs plaies. Au troisième jour, ils étaient brûlés jusqu'à l'os et commencèrent à mourir.
- A la fin de la première semaine, nous n'étions plus que neuf sur le radeau... A la fin de la deuxième semaine, nous n'étions plus que trois...
- Et cela a duré ?
- Dix-neuf jours... Le capitaine est mort le dernier, la veille da jour où j'ai vu la terre former une mince ligne à l'horizon... A mon tour, je me suis mis à l'eau et j'ai nagé vers la rive... |