Pour faire vite, la thèse développée dans ce livre peut se résumer
ainsi. L’ennemi des Etats-Unis dans l’entre deux guerres, ce ne sont ni l’Italie
mussolinienne, ni l’Allemagne nazie, ni le Japon impérial, mais l’URSS. Toute la
politique intérieure et extérieure des Etats-Unis est tournée contre l’Union
soviétique. Ce n’est que contraint et forcé que les Etats-Unis ont fait de
l’URSS un pays allié dans la lutte contre le nazisme (les développements sur
l’Italie et le Japon ne sont qu’adventices dans la démonstration).
A travers
les vingt-deux chapitres que compte le livre, trois temps peuvent être repérés.
Premier moment, des années 1920 à la seconde guerre mondiale. Pour les
Etats-Unis, le nazisme n’est pas un problème. Comme l’exprime un historien cité,
le nazisme (à l’instar du fascisme mussolinien) n’est qu’une forme possible du
capitalisme. De ce point de vue, les élites économiques américaines ont
accueilli sans aucun trouble particulier l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Les
grandes entreprises américaines ont continué à faire des affaires avec
l’Allemagne nazie, que ce soit par le commerce extérieur ou par les filiales
allemandes des multinationales américaines. Selon Pauwels l’effort de guerre
nazi n’aurait même pas été possible sans l’apport décisif d’entreprises comme
ITT ou Standard Oil. On sait par ailleurs le rôle capital que la filiale
allemande d’IBM a joué dans le fichage des juifs, préalable à leur
extermination. Coca Cola, Kodak, Du Pont, Esso (entre-temps devenu Exxon), Ford,
Union Carbide et tout le fleuron industriel états-unien ont développé fortement
leurs investissements après l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Bref, « l’élite au
pouvoir aux Etats-Unis (...) appréciait le fascisme pour la (…)
raison qu’il favorisait les affaires » (p. 45).
Second temps, la guerre. Après l’opération Barbarossa (l’agression
nazie contre l’URSS à l’été 1941), la première réaction des USA est de penser
que les Russes allaient capituler. Washington projetait la création de régimes
non communiste dans les territoires soviétiques échappant à l’occupation
allemande. Des contacts sont pris avec Kerenski (chef de l’Etat russe entre le
renversement du tsar en février 1917 et la prise du pouvoir par les bolcheviques
en octobre 1917) afin qu’il en prenne la direction. Ce scénario s’effondre
rapidement. Mais méfiants, les Américains n’acceptent de livrer des armes à
l’URSS qu’à condition de paiement à livraison. C’est plus tard qu’un système de
crédit-bail similaire à celui mis en place avec l’Angleterre sera mis en place.
Notons d’ailleurs, que cette aide états-unienne n’a pas joué le rôle qu’on lui
attribue généralement, puisqu’elle ne correspond qu’à 4 à 5% de la production de
guerre totale de l’URSS. De surcroît, cette aide n’est devenue significative
qu’en 1942, c’est-à-dire après que l’avance de la Wehrmacht eût été brisée.
Soit dit en passant l’argument avancé par l’auteur pour expliquer
l’entrée en guerre des américains contre les nazis apparaît assez faible. En
effet, selon Pauwels, si les USA choisissent (tardivement) d’entrer en guerre
contre l’Allemagne, c’est pour préserver les profits pharamineux des grandes
entreprises de l’économie de guerre. La victoire allemande sur l’URSS aurait en
effet ruiné tout espoir d’un remboursement des crédits-bails accordés aussi bien
à l’Angleterre qu’à l’URSS. Toujours est-il que du point de vue économique,
toujours en suivant le raisonnement proposé, c’est grâce à la guerre que les
Etats-Unis sont sortis du cauchemar de la Grande Dépression. Cet argument sert
en quelque sorte de ligne de développement tout au long du livre, puisqu’il vaut
toujours actuellement. C’est ainsi, on y reviendra, que l’auteur explique la
guerre actuelle en Irak. L’économie états-unienne est fondamentalement depuis la
seconde guerre mondiale une économie de guerre, qui a besoin en permanence du
conflit ou en tous les cas de sa menace (par exemple la guerre froide) pour
fonctionner. Les Etats-Unis ne font rien pour hâter la fin de la guerre, tant
que les affaires générées par l’économie de guerre fonctionnent de manière
satisfaisante. Il démontre ainsi que dès 1942 un débarquement militaire en
France ou en Europe de l’Ouest était stratégiquement possible. Cela vaut un
développement sur la tentative de débarquement à Dieppe en août 1942, condamné à
l’échec et pour cela réalisé par des troupes canadiennes. Au lieu d’un
débarquement, les forces anglo-américaines choisirent la stratégie des
bombardements massifs, lesquels eurent des résultats très discutables puisque
jusqu’à la fin la production industrielle allemande ne fut jamais atteinte et
que cela eut pour effet principal de susciter la haine des populations
allemandes contre les alliés. Pauwels rappelle au passage, ce que les recherches
historiques, à défaut de la conscience publique large, admettent à savoir que
c’est sur le front de l’Est que la guerre a été gagnée. 90% des pertes de
soldats allemands durant toute la guerre sont le fait des Soviétiques. Pour
chaque soldat américain tué, ce sont cinquante-trois soldats soviétiques qui
l’ont été.
Il est impossible dans le cadre de ce compte rendu de rentrer dans le
détail des multiples décalages qu’apporte Pauwels dans notre compréhension des
différents aspects de la guerre. Retenons-en trois aspects : le traitement
réservé aux territoires libérés par l’armée anglo-américaine, avec le cas de
l’Italie ; la discussion sur Yalta et le partage du monde ; la capitulation
finale des forces allemandes. En Italie, les forces alliées ont pesé de tout
leur poids pour réintégrer dans le jeu politique (et économique) les anciennes
couches sociales, celles-là même qui furent le soutien le plus marqué au
fascisme, au détriment des forces antifascistes. La chute du fascisme ne devait
en aucun cas signifier la mise sur pied de régimes progressistes, mais le retour
au statu quo ex ante. Ce sera la même attitude qui prévaudra en France notamment
ou en Grèce (cas à peine évoqué). C’est cette attitude profondément
conservatrice qui, nous explique Pauwels, a conduit finalement Staline à se
conduire de manière similaire dans les pays libérés par l’Armée rouge. On
retrouve là une attitude, qui parcourt tout le livre, de sympathie à l’égard des
positions soviétiques. Yalta et le partage du monde seraient donc d’inspiration
américaine. Ce sont les Alliés qui, face à l’avance inexorable des troupes
soviétiques en Allemagne, formulèrent expressément la demande de Yalta. Laquelle
conférence peut être considérée comme un succès pour les Alliés, vu ses
résultats (en particulier le découpage de l’Allemagne) au regard des réalités
militaires. « Les accords de Yalta n’accordèrent donc pas à l’Union
soviétique le monopole de l’influence en Europe de l’Est, c’est à dire le genre
d’influence exclusive dont les Américains et les Britanniques jouissaient déjà,
avec l’approbation silencieuse de Staline, en Europe de l’Ouest. Seule une «
influence prépondérante » en Europe de l’Est fut accordées à l’URSS. » (p.
151). L’attitude « réaliste » de Staline à Yalta trouverait son origine
dans la menace d’une potentialité de paix séparée des Alliés avec les nazis et
se justifierait par « la survie du socialisme » (p. 153). On conviendra
que l’interprétation renverse le point de vue communément admis, tout en
manifestant une approche realpolitik empreinte de philostalinisme.
L’attitude des forces alliées au moment des combats finaux constitue la
troisième illustration de la démonstration de l’auteur. Loin de chercher à
détruire les forces allemandes, les troupes alliées firent tout leur possible
pour préserver la structure de l’armée allemande. C’est ainsi que des bataillons
allemands entiers furent autorisés par les troupes alliées à se glisser derrière
les lignes américaines pour éviter l’emprisonnement par les Soviétiques. Selon
certaines indications, près de la moitié de troupes de la Wehrmacht se battant
sur le front de l’Est échappèrent à la capture par ces derniers. Cette
possibilité ne relève naturellement pas de bons sentiments mais de la
possibilité de conserver une structure armée allemande face aux Soviétiques,
certains généraux envisageant la poursuite d’une croisade antisoviétique avec
l’aide des restes de l’armée hitlérienne. Cette option étant très clairement
affirmée avec la disparition de Roosevelt et la succession de Truman, ainsi
d’ailleurs que l’évolution de la guerre en Asie.
Les cinq derniers chapitres de ce livre passionnant, concernent les
années d’après guerre. Le point de vue se décentre fortement de l’Europe vers
l’Asie et envisage la question de la bombe atomique. La bombe A apparaît moins
dirigée contre les Japonais que contre les Russes. Son usage à Hiroshima visait
moins à faire plier le Japon qu’à éviter l’intervention des Soviétiques dans la
guerre américano-japonaise. Le Japon n’abdiquant pas, les Soviétiques, comme
prévu déclarent la guerre au Japon le 8 août 1945. Le lendemain, la seconde
bombe atomique était lancée sur Nagasaki. Les Américains ne souhaitaient
absolument pas l’intervention soviétique dans leur territoire d’Extrême-Orient !
Les ultimes chapitres portent sur l’absence de dénazification en profondeur de
l’Allemagne par les forces alliées, sur l’usages des prisonniers de guerre par
les filiales allemandes des entreprises américaines et sur la manière dont les
profits de ces dernières ont été préservés durant la guerre ou encore sur le
fait, troublant, qu’aucune des filiales allemandes d’entreprises américaines
n’ait subi de bombardements majeurs. Après 1945, l’économie américaine
fonctionne dans une guerre permanente. Finalement, conclut Pauwels, la
destruction du système soviétique que les nazis n’ont pas réussie à réaliser
durant la seconde guerre mondiale, va être réalisée par la guerre froide et la
course aux armements permanente qu’elle génère. Offrant une relecture
d’événements qui nous sont familiers, ce livre se lit avec un grand intérêt.
Dommage que l’auteur ne se montre pas aussi critique à l’égard de l’Union
soviétique et du stalinisme qu’il a tendance à magnifier comme système
alternatif."
bonne lecture
laurent