Je vis pour la première fois le colonel Leclerc. Coiffé de la chéchia à visière qui lui servait de képi, il nous passa en revue. Il avait l'oeil bleu, un certain sourire à la fois bienveillant et distant. N'ayant jamais éprouvé pour lui l'admiration fétichiste que beaucoup lui vouaient - et j'écris ceci avec l'espoir que l'on comprenne bien qu'il ne m'était pas nécessaire d'admirer un homme pour l'estimer et le respecter - je ne saurais ni ne voudrais contribuer ici à apporter mon petit matériau à une légende maintenant parachevée. Il restait pour moi un homme. Je l'appelais le patron, parce qu'il l'était effectivement. Même si je l'avais voulu, je n'eusse néanmoins pu m'empêcher d'apercevoir en lui un homme.
Le lendemain de la revue, j'eus l'honneur d'être engueulé par lui. Il assistait à un exercice de mortier. S'apercevant que nous nous servions des coupe-coupe de nos tirailleurs pour creuser la tranchée de fondation de notre mortier :
- Comment, s'écria-t-il, pourquoi n'utilisez-vous pas vos pelles réglementaires ?
- Mon colonel, dîmes-nous, c'est que le coupe-coupe est rudement pratique.
Il nous admonesta avec une certaine gravité. Nous râlâmes à l'intérieur, et le jugeâmes "fayot". Pour nous, il était bien évident que le coupe-coupe était pratique. Cependant le ton de ses reproches n'était ni blessant, ni méprisant. Il y avait certainement en lui une certaine hauteur naturelle, mais que venait corriger une sorte d'indulgence réservée. Il nous mettait dans le cas de n'être pas de son avis, mais de lui obéir néanmoins avec bonne volonté. Il se peut bien, après tout, que cette hauteur n'ait pas été chez lui un signe d'orgueil à sens unique, mais plutôt un témoignage de l'esprit d'exigence qu'il réclamait en même temps de lui-même et d'autrui, cet esprit se manifestant dans les grandes comme dans les petites choses.
Je ne me sentais pas sans doute assez militaire poux les petites choses. Mais je ne l'en respectais pas moins pour les grandes choses qu'il avait déjà accomplies. |