Le personnage le plus proche de Pétain, susceptible de recueillir des confidences était son chef de cabinet civil. De Juillet 40 à avril 42 cette fonction était assurée par du Moulin de Labarthète. La moisson ne pouvait être abondante du fait du tempérament anormalement pondéré et réservé du personnage qui lui donnait un profil impénétrable et secret. N’était-il pas surnommé “ Précis le sec” par les élèves de l’École de guerre.
1er contact :
« (Pétain, juillet 1940)Je suis content de vous voir, du Moulin, et j'espère que vous allez nous rester. J'ai besoin d'amis autour de moi. Que voulez-vous, je ne connais plus personne et je n'ai confiance en personne. Je n'ai pas plus confiance en vous qu'en d'autres, d'ailleurs. Mais je vous connais. Je puis mettre un nom sur votre physionomie. C'est déjà beaucoup !
—A quoi puis-je vous être utile, Monsieur le Maréchal ?
—Vous allez diriger mon cabinet civil…C'est que nous avons tant de choses à faire. Il faut que vous m'aidiez de tout votre cœur, de toutes vos forces.
—Mais oui, Monsieur le Maréchal.
—Et puis, vous allez dîner avec moi. »(page 16)
Dîner avec le maréchal était le sort de la plupart des visiteurs de midi. Ce qui comportait un certain danger suivant la qualité du visiteur car il arrivait à cet homme très âgé de donner raison au dernier qui lui avait parlé. (Mais pas toujours.)
Marcel Déat …tenta de convaincre le Chef de l'État que le seul moyen de maintenir un utile contact entre le gouvernement et le pays serait de laisser s'instituer un Parti unique, composé de parlementaires opposés à la guerre. Un parti qui donnerait couleur et doctrine au mouvement de "redressement national" et s'assurerait, par la vertu d'un mimétisme adroit, la bienveillance du vainqueur…
-«Un parti, ce n'est qu'une fraction, répondait-il à Déat. Comment voulez-vous faire de cette fraction une unité ? Changez le mot ou changez la chose. Mais ne m'obligez pas à prendre un morceau de tarte pour la tarte tout entière. Je ne suis pas si bête. » (page 31)
Depuis qu’il avait été ministre en 1934, Pétain détestait les parlementaires
« Les parlementaires m'agacent, dit-il à du Moulin. Ils me font perdre un temps précieux. Et puis, ils sont impopulaires. C'est un poids lourd dont je dois me débarrasser. »
-Laval, aussi ? M. le Maréchal.
-Non, Laval, c'est autre chose. Je le garde, au moins pour le moment. Il ne vaut pas mieux que les autres. Mais il m'a rendu trop de services.
-Et Lémery ?
-Lémery, lui, c'est un ami. Mais les allemands lui reprochent d'être né à la Martinique et je me demande s'il n'a pas un peu trempé dans la franc-maçonnerie » (page 36)
Le 7 août, Bürckel était nommé gauleiter de Lorraine; le lendemain, Wagner gauleiter d'Alsace. « Jamais je n'y consentirai, s'écria le Maréchal. C'est une annexion déguisée. Convoquez-moi, d'urgence, le Conseil des ministres ! »
Et le 3 septembre, le général Huntziger remettait à Wiesbaden, au général von Stulpnagel, une note énergique protestant contre la nomination des deux gauleiters…
Remarquons que pour une protestation énergique, elle n’arriva à destination que 4 semaines plus tard et le lendemain du jour où Pétain la signa, il n’y pensa plus ( Page 42,voir aussi suite page 52).
Le cabinet du Maréchal vient d’apprendre que Laval lui a ménagé un rendez-vous avec Hitler quelque part en France (Montoire).
« (de Labarthète) Monsieur le maréchal... Toute cette histoire est effarante.
- Je la trouve, surtout, bien compliquée.
— Avez-vous réfléchi à tout ce qui peut se passer ?
— Beaucoup plus que vous, mon ami, et j'ai déjà mon plan en poche.
— Vous ne croyez pas que l'on aurait pu...
— Retarder l'entrevue ? J'y ai bien pensé. Mais Laval m'a dit que ce serait faire offense à Hitler et que nous le paierions cher. A quoi bon s'énerver d'ailleurs ? Ce serait la lutte du pot de terre contre le pot de fer. Nous ne sommes pas libres. Si le rendez-vous avait été fixé en Allemagne, je ne dis pas que je n'aurais pas pu freiner un peu. Mais en France... en France, chez nous !... »
Je le regarde longuement. Une lueur furtive éclaire son regard. « Il y a d'ailleurs des précédents ! On ne vous a jamais parlé de Tilsitt ? » (page 47)
Tout au long du livre de Labarthète apparaît chez Pétain et certains des gens de Vichy cette appréhension de déclencher la colère d’Hitler.
Au retour de Montoire.
Du Moulin de Labarthète : « J'aborde le Maréchal dans l'antichambre, au moment où il se rend aux lavabos. « Êtes-vous content, Monsieur le Maréchal ? L'entrevue s'est-elle bien passée ?
- Pas mal; j'avais peur de deux choses. De manquer d'assurance, d'abord. Je n'en ai pas manqué. Lui non plus d'ailleurs. Et puis, d'en dire trop. Mais je suis resté en deçà de la ligne, que je m'étais tracée avec le général Huntziger...
-Vous n'avez pas pris d'engagements immédiats ?
-Non, aucun. Eux non plus. C'était une simple conversation de principe, un tour d'horizon politique, comme dit l'Auvergnat
-Avez-vous parlé de l'Alsace ?
-Pourquoi vouliez-vous que j'en parle ? Elle doit rester hors de cause, hors de discussion, comme le Nord de la France, comme la zone interdite. Si l'on s'embarque dans ces histoires-là, on finit, toujours, par y laisser quelques plumes ! »
…Laval se borne à répéter que c'est un grand jour, un très grand jour.
«Vous croyez ? » lui répond le Maréchal.
Je( de labarthète) demande au Maréchal : «Est-ce qu'il avait une belle voix ?
-Qui ?
-Hitler !
-Eh bien, mon cher, je vais vous faire une confidence. Je ne l'ai pas entendu.
-Vous ne l'avez pas entendu ? C'est grave pour l'histoire, Monsieur le Maréchal.
-Non, je ne l'ai pas entendu. Cet homme, qui hurle à la radio, parlait presque à voix basse et comme je suis un peu dur d'oreille... » (page 52).
Pétain congédie ses collaborateurs ou ministres sans paraître éprouver la moindre incommodité même envers ceux auxquels il paraissait témoigner une affection ancienne.
« Je n'immole personne, avait-il coutume de dire, mais personne ne m'est indispensable. Les meilleurs me reviendront, améliorés par l'absence. »
La sécession de Charles de Gaulle ne l'avait pas, au fond, beaucoup troublé, dit Labarthète :
« C'est le meilleur, nous disait-il, souvent. Nous nous retrouverons ! Dommage que l'orgueil ait gâté une aussi belle intelligence. »
En attendant, il le laissait condamner à mort. Mais il ne croyait pas à cette mort. Il s'était, même, interdit de faire exécuter le jugement. «Une condamnation de principe, répétait-il. Et ce sera tout ! »
Des compagnons de la première heure, de Bordeaux, de Vichy, bien peu demeureront auprès de lui. Alibert et Lémery ont été abandonnés, sans un mot de regret. Au général Laure, l'historiographe, l'ami fidèle, l'homme de cœur qui, le 13 avril 1942, lui disait : « Monsieur le Maréchal, je sens que je n'ai plus votre confiance. Il vaut mieux que je m'en aille », le Maréchal répondait simplement : « Vous avez, peut-être, raison. » Laure est parti, les larmes aux yeux. Les allemands l'ont arrêté dix-huit mois plus tard dans sa propriété du Var, et l'ont emmené en Allemagne. Ingratitude de souverain...
La République fut la grande contemporaine du Maréchal selon l’auteur. Il ne la précédait que de quinze ans (il avait passé ses 15 premières années sous Napoléon III ). Elle l'avait, dans l'ensemble, trouvé fidèle. Le Boulangisme, Panama, laissèrent indifférent l'homme d'études. De simples accidents. L'affaire Dreyfus suscita, par contre, chez ce quadragénaire, des réactions diverses :
« Nous ne pouvions, comme officiers, donner tort aux tribunaux militaires. Mais nous sentions que le problème était mal posé. J'ai toujours cru, pour ma part, à l'innocence de Dreyfus. Mais pourquoi cet animal-là s'est-il aussi mal défendu ? » (page 97)
A l'opposé de Foch, de Castelnau, de Lyautey, de Franchet d'Esperey, hommes de foi, de foucade ou de mâchoire, poursuit du Moulin, Philippe Pétain faisait, encore, en 1930, presque figure d'homme de gauche, de Maréchal républicain. Son mariage l'éloigna quelques années du cercle des «bien-pensants ». Ses contacts avec les «civils» les plus brillants de sa génération s'étaient noués aux Déjeuners Paul Hervieu, une table du Centre-gauche. Mais le Maréchal était au fond un modéré, un bourgeois, que le dérèglement des mœurs publiques, les progrès de la démagogie ne pouvaient laisser insensible.
Pétain soufre de l’idolâtrie manifestée à travers son portrait affiché dans tous les lieux publiques :
(De Labarthète). « Que de lassitude de la part du Maréchal devant l'excès de cette imagerie, devant ces traits reproduits à des millions d'exemplaires, agrandis au pochoir sur des murs lézardés, miniaturés en broches, en médailles, en clips, devant ces timbres, où son profil rappelait invinciblement le profil du Maréchal Foch, devant tout ce matériel de propagande et d'affiches, dont son médecin (Ménétrel) lui vantait, insidieusement, l'efficacité ».
-« Ai-je vraiment besoin d'être diffusé comme Franco ? » nous répétait-il, avec une nuance de mélancolie. «Les Français ne sont pas si bêtes. On va trop loin. On abuse ! » (page 102)
« Monsieur le Maréchal. Je ( De Labarthète) voulais …vous demander quels étaient les hommes qui vous avaient poussé, non pas à vous substituer à M. Lebrun, dont le second septennat ne pouvait résister à la débâcle, mais à vous tailler une part aussi large ?
-Vous le savez bien. C'est Alibert et c'est Laval. Alibert, un ami de vieille date, un homme de haute valeur morale, mais un violent, un impulsif. Il n'avait pas réussi dans la politique et ses échecs électoraux étaient notoires. Il n'a pas réussi, davantage, dans les affaires, des affaires d'électricité, je crois... Mais il connaissait fort bien le droit constitutionnel. Il m'a donné des idées précieuses.
-Je n'aurais pu, cependant, rien faire sans Laval. Laval a été inouï. Il a d'abord retenu, sur place, tous les gens (les parlementaires en juin-juillet 40) qui voulaient filer, non pas pour reprendre la lutte, mais pour conserver le pouvoir. Il les a dirigés sur Vichy, bien sagement, bien gentiment. Et puis, quand il a eu tous les parlementaires sous la main, il les a fait entrer dans son jeu, adroitement, sans rien brusquer, de la façon la plus légale. » (page 107)
Pétain ne saisit pas qu’il a été le bélier illustre avec lequel Laval a enfoncé la république et s’est emparé du pouvoir à travers lui.
… De Labarthète poursuit « Vous n'avez pas de contacts assez étroits, assez collectifs, avec vos ministres, Monsieur le Maréchal. Le Conseil des ministres n'est, trop souvent, qu'un leurre, une plaisanterie. C'est M. Laval ou l'amiral Darlan, qui tirent les ficelles dans la coulisse.
-C'est possible. Mais, d'abord, mes ministres sont trop nombreux. Et de quoi voulez-vous que je leur parle ? De politique générale ? C'est du temps perdu... J'ai besoin de Conseils, de petites réunions de cinq ou six hommes, très experts dans leur art, qui puissent, pour chaque catégorie d'affaires, m'éclairer de leurs avis. Quant à mes ministres, ils n'auront qu'à mettre au point ce que je déciderai avec ces hommes-là.
-C'est grave, Monsieur le Maréchal…
-Mais je ne veux pas me lier par leur seul avis. En tout cas, ces conseils, je les veux, pour moi. J'en ai besoin.
-Comme Louis XIV ?
-Mais oui, comme Louis XIV. Un Conseil des dépêches, un Conseil des parties... Vous devriez me fabriquer cinq ou six de ces Conseils: un Conseil de la terre, tenez, pour l'agriculture et le ravitaillement, un Conseil d'outre-mer pour les colonies, un Conseil de l'enfance, de la santé, que sais-je encore…Vous me racontez des histoires...Vous voulez m'empêcher de travailler, de m'appuyer sur des hommes compétents. »
Le Maréchal s'enfermait, alors, dans un mutisme assez sombre …(page 121)
Effectivement les réunions du Conseil des Ministres étaient sous Pétain une pétaudière qui se terminait dans la confusion : « Ajouterai-je, dit de Labarthète, que beaucoup de lois, les lois fondamentales, — les lois sur les juifs et sur les francs-maçons, par exemple — se trouvaient signées, en fin de séance du Conseil, au milieu du bruit des chaises, dans la fumée des cigarettes, et que le Maréchal, impressionné par l'attitude de ses ministres, les contresignait, souvent sans les lire ? Il ne nous restait, à la signature du matin, que des broutilles… » (page 119 )
Ici nous ne sommes pas forcés de croire l’auteur, encore que ce soit bien possible tant Pétain à 85 ans « ne se faisait pas de toute chose une idée très distincte (page 117 » L’auteur avait pu relever « de légères marques de sénilité (page 101) ».
Autrement-dit Pétain en retrait dans son microcosme n’intégrait vraisemblablement pas la gravité des conséquences des pièces que Laval puis Darlan lui faisaient signer.
Comment Pétain voit la nouvelle constitution que l’État Français a pour mission d’élaborer …un jour. Son projet comme sa démarche intellectuelle en général semble un tantinet abstrus.
De Labarthète : « Il y a dans les idées du Maréchal — qui n'hésite pas, d'ailleurs, à se réclamer de Renan et même de La Fontaine — du Joseph de Maistre, du Le Play, du Taine, du Tourville, du Bourget, du La Tour du Pin, du Maurras, du Salazar. Peut-être, même, du Barrès. (page 160) »
Pétain imaginait : « A la tête de l'État, un homme qui fut nommé pour dix ans, non point par le suffrage de 900 parlementaires, ni par le plébiscite de 30 millions d'électeurs, mais par la réunion de groupes organiques: Convention nationale des familles, Assises de la jeunesse, Grand Conseil des communes de France, Chambres professionnelles, Corporation paysanne, Fédération des groupes nationaux tripartites de la Charte du travail. Élites indigènes de l'Empire, Conservatoire des Arts et des Lettres.
Un homme qui disposerait des pouvoirs du Président des États-Unis, vis-à-vis duquel selon la logique du régime présidentiel, les ministres demeureraient responsables, et qui s'adresserait chaque année, par message, à un Congrès de six cents membres (élus pour un tiers, désignés pour un second tiers, cooptés pour un troisième), chargé du seul contrôle budgétaire et diplomatique. »
« Telles étaient les idées du Maréchal en matière d'organisation politique. On doit lui rendre cette justice qu'il y tenait, qu'il ne s'en laissait pas écarter, qu'il en croyait l'avènement possible et prochain (de Labarthète) ».
« La Corporation est au bout de votre système », lui disais-je un jour.
—Mais, je l'espère bien !
—Est-elle vraiment réalisable ?
—Pourquoi pas ? Elle a rendu, jadis, de si grands services. » (page 165 et 161).
De Labarthète : « C'est avec la destitution des fonctionnaires francs-maçons que l'esprit de proscription se révéla dans toute son ampleur. Parlons franc; nous n'aimions, ni les uns ni les autres, la franc-maçonnerie.
Le rôle joué par les sociétés de pensée dans les plus sombres heures de la Révolution, le souvenir du combisme et des fiches, l'influence exercée par les loges dans les élections de 1924 et de 1932, les troubles compromissions de l'affaire Stavisky demeuraient, encore, présents à nos mémoires.
Le Maréchal faisait, même, profession de la détester. “Un juif, disait-il, n'est jamais responsable de ses origines; un franc-maçon l'est toujours de son choix”. » (page 277)
« Nous sommes deux hommes, au moins, me disait le Maréchal, qui n'avons fait qu'obéir à la contrainte de la nécessité: M. Daladier, en déclarant la guerre, et moi-même en y mettant fin.
—C'est aussi mon avis, Monsieur le Maréchal. Les deux choses étaient inévitables.
—Seulement M. Daladier s'est, peut-être, un peu trop pressé de déclarer la guerre...
—Je ne le crois pas. On vous a, d'ailleurs, fait le même reproche pour l'armistice.
—Je le sais bien. Et l'on a eu tort. Il était, déjà, presque trop tard. En demandant l'armistice, huit jours plus tôt, nous faisions l'économie de cinq cent mille prisonniers... »( Page 373).
Contrairement à ce que semblent montrer les bandes filmées des “Actualités Françaises *”, selon de Labarthète, l’enthousiasme des foules au passage de la voiture du Maréchal avait considérablement diminué à partir du 3ème trimestre 1941, à un moment où les Français commençaient à entrevoir les résultats des premières lois de Laval et de Darlan, voyage à Lyon, Villefranche sur Saône en septembre 1941,
« Je regrette simplement que Villefranche se soit montré si froid a dit Pétain.
-C'est aussi mon avis dit de Labarthète.
-Mais que leur ai-je donc fait ? »
* Dans les bandes de film des Actualités Françaises nous entendons un bruit de foule et des manifestations immenses au passage de la voiture du Maréchal dans ses différents voyages en France en particulier peu avant la libération. Ils ont fait dire aux observateurs combien les Français étaient inconséquents et versatiles puisqu’ils témoignaient les mêmes joies aux libérateurs quelques semaines après ?
Et si nous étions victimes d’une mystification ? Si les services de la propagande avaient rajouté du son sur les images pour amplifier l’impression de contentement au passage du maréchal ? |