Bonsoir,
Kenneth Pendar ne cache pas l'aversion, pour ne pas dire la haine, qu'il voue au général de Gaulle. En annexes à son livre, l'auteur a rassemblé un florilège de documents qui tentent de nous dépeindre -version Pendar- la véritable nature du général de Gaulle, l'usurpateur, le dictateur sans scrupule, le pro-communiste.... ce dernier trait n'étant pas le moindre au yeux de Pendar.
Ces portraits au vitriol sont-ils aussi accablants que ne le laisse supposer le vice-consul extraordinaire? Pas nécessairement! Tout est fonction de la grille de lecture adoptée. Par exemple, Kenneth Pendar reproduit le portrait de de Gaulle, tiré de "Journey Down à Blind Alley", par Mary Borden (1), 1946. Cette description, datant probablement de fin 40-début 41 , n'est pas tendre mais, me semble-t-il, assez proche de la réalité par certains aspects lorsque que l'on garde en tête les circonstances et le contexte dans lequel évoluait de Gaulle à Londres. A chacun de juger!
Je me rappelle très bien la première fois que je vis de Gaulle et le curieux malaise que j'éprouvai quand il s'avança dans la pièce. C'était presque de la peur. Une peur certainement mêlée d'un violent sentiment d'aversion. Il avait amené Mme de Gaulle pour dîner avec nous en famille. Une personne timide, douce, frêle, charmante; je me tournai vers elle avec soulagement, tout en guettant de Gaulle du coin de l'oeil, car je ne voulais pas le fixer. Je l'observai pendant toute la soirée. Quand il parlait, son visage ne montrait jamais le plus léger changement d'expression; pas le moindre frémissement d'intérêt ne soulevait ses paupières tombantes. J'étais fascinée. La romancière entra en jeu; je me mis à l'étudier.
J'avais demandé à B.(2) de me le décrire et j'étais intriguée par la difficulté qu'il avait eue à le faire. D'ordinaire il traçait fort bien les portraits. Finalement il avait dit, en fronçant le sourcil comme s'il s'efforçait de résoudre une énigme, que de Gaulle ressemblait à un moine du Moyen Age, qu'il le voyait en robe de bure, les bras croisés, enfonçant ses longues mains dans ses manches. "Vous savez, avait-il dit, le geste des moines." Maintenant que j'observais de Gaulle, je comprenais pourquoi B. trouvait si difficile de le décrire. Je n'aurais pas pu me le décrire à moi-même. C'était comme si, quand je le regardais franchement, je ne voyais rien, rien qu'une forme sans vie, enveloppée d'une froideur tangible qui le cachait comme un drap mouillé cache l'argile du sculpteur.
Au cours des mois qui suivirent, je le vis souvent et je continuai à l'étudier. Il entrait dans le plan de B. de lui faire connaître à Londres des hommes qui pouvaient lui être utiles et il venait dîner une ou deux fois par semaine. J'étais souvent absente mais il m'arrivait parfois de venir d'Aldershot; nous étions alors cinq ou six convives, le général de Gaulle, deux ou trois Anglais, B. et moi. Ces dîners n'étaient pas toujours agréables mais ils étaient toujours intéressants. De Gaulle pouvait être éloquent; il pouvait se montrer très aimable si l'envie lui en prenait. Mais il était souvent mordant, caustique à l'égard de l'Angleterre et des Anglais, tout autant ou plus à l'égard de la France. Quand il parlait de la France, ses longues lèvres grimaçaient comme s'il buvait le fiel et l'absinthe; l'amertume qu'il éprouvait pour son propre pays jaillissait de sa bouche comme de la bile empoisonnée. Peu à peu je commençai à comprendre... et je crois que je l'ai compris, lui, à cette époque, et peut-être même aujourd'hui je le comprends.
Je crois que l'orgueil est le fondement de sa nature. Je pense qu'il sentait le déshonneur de la France comme peu d'hommes sont capables de sentir quoi que ce soit, et qu'il s'était littéralement chargé du déshonneur national, comme selon la foi chrétienne le Christ s'est chargé des péchés du monde. Je pense qu'en ce temps-là il était comme un écorché vif et que le plus léger contact avec des gens amicaux, bien intentionnés, le brûlait, au point qu'il avait envie de mordre, comme un chien qu'on a écrasé veut mordre dans son angoisse tout soi-disant ami qui vient à son secours. Le malaise que je ressentais en sa présence était dû, j'en suis sûre, à la souffrance et à la haine qui bouillaient au-dedans de lui.
Son seul soulagement, et même son seul plaisir, était de haïr. Et il haïssait tout l'univers, mais tout particulièrement ceux qui essayaient d'être ses amis. Il n'avait jamais feint d'aimer les Anglais; maintenant qu'il avait besoin d'eux il ne tentait pas de cacher qu'il les détestait. Au contraire, être le débiteur de quelqu'un lui était en soi odieux. Se présenter aux Anglais en quémandeur, avec la honte de son pays imprimée au fer rouge sur son front et dans son coeur, ce lui était intolérable. Mais il ne pouvait compter sur personne d'autre. Son propre pays l'abandonnait; la France officielle l'injuriait ou le dédaignait; l'armée lui tournait le dos; la réponse à son appel était pitoyable. Très bien, que les Anglais l'aident! Ils avaient besoin de lui au moins autant qu'il avait besoin d'eux. Mais pas de comédie d'amitié ou de sentiment là-dessus. Le Premier Ministre et le général Spears se servaient de lui; il se servirait d'eux. Il leur extorquerait les armes et le matériel dont il avait besoin, mais il ne ferait pas semblant d'être reconnaissant. Il n'était pas reconnaissant. Il les haïssait parce qu'ils lui donnaient ce dont il avait besoin. Un jour il les paierait.
(1) Mary Borden n'est autre que Lady Spears, l'épouse du général Edward Spears, le fidèle "accompagnateur" du général de Gaulle pendant des premiers mois de la "France libre".
(2) le nom que donne Lady Spears à son mari.
Bien cordialement,
Francis. |